Grande interview de Vincent Gimeno-Pons et Yves Boudier sur le Marché de la Poésie

La poésie est sûrement le genre le plus pratiqué, le plus populaire

Annulé en 2020 du fait de la pandémie, déplacé en octobre 2021, le marché de la poésie en est à sa trente-neuvième édition. Installée en juin place Saint-Sulpice, aux pieds de la majestueuse cathédrale, la manifestation permet aux auteurs de se retrouver, mais aussi de faire connaître ce genre quelque peu oublié, ce parent pauvre de la littérature, qu’est la poésie. 

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Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons, organisateurs du Marché de la Poésie, ont répondu aux questions malignes d’Étienne Ruhaud. Et pour commencer, quelques chiffres…

Évoquons tout d’abord l’histoire même du marché de la poésie. Quand a-t-il été créé et pourquoi ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le Marché de la Poésie est né en 1983, à l’initiative de Jean-Michel Place et Arlette Albert-Birot. La première édition s’est tenue à la Bibliothèque nationale Richelieu, puis définitivement place Saint-Sulpice depuis 1984. Il faisait suite à une Enquête auprès de 548 revues littéraires, parue chez Jean-Michel Place. Après avoir réuni ces revues dans un ouvrage, l’idée de donner une dimension publique au travail de création des éditeurs et des revues donna naissance au Marché.

Quelles évolutions notables entre la première édition et cette 39e édition ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Tout d’abord, le nombre de participants : d’une cinquantaine au 1er Marché, aujourd’hui nous en sommes à près de 500. Outre la présence des éditeurs et des revues, une scène nous permet d’accueillir dorénavant des lectures, rencontres, tables rondes, concerts…

La fréquentation du Marché atteint aujourd’hui une cinquantaine de milliers de visiteurs. Depuis dix-huit ans, nous avons créé La Périphérie du Marché de la Poésie, qui nous permet, avec une trentaine d’événements (à Paris, en régions voire à l’étranger) d’aller à la rencontre de publics élargis.

Combien d’exposants accueillez-vous ? Exigez-vous certaines conditions ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La place Saint-Sulpice n’étant pas extensible, nous avons privilégié la présence des éditeurs à compte d’éditeur.

Avez-vous des sponsors ? Comment l’événement est-il financé ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Outre la Sofia – La culture avec la copie privée, le Marché de la Poésie fonctionne sur un budget d’environ 220.000 euros, dont la moitié provient de la participation des éditeurs et le reste relevant de subventions publiques, avec un soutien important du Centre national du Livre, complété par une aide de la Région Île-de-France et de la Ville de Paris.

En France la poésie se vend mal, peu. Comment expliquer cette désaffection ? Est-ce différent à l’étranger ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le véritable problème est lié à la diffusion/distribution des ouvrages et, par conséquent, à leur peu de visibilité en librairie. C’est effectivement plutôt une spécificité bien française. Lorsque des lectures, des performances, des événements tels le Marché de la Poésie permettent la rencontre du livre et du public, les ventes suivent.

L’année 2020 a été marquée par la COVID, et donc par l’annulation du marché. Initialement prévue en juin, l’édition 2021 a été décalée à octobre. Pouvez-vous nous en dire davantage touchant l’impact de la pandémie, y compris chez de petits éditeurs déjà en difficulté ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La plupart des éditeurs de poésie ont souffert de la situation puisqu’une bonne partie de leurs ventes se font lors de telles manifestations ou de lectures, ce qui ne fut pas le cas entre mars 2020 et octobre 2021. L’édition d’octobre dernier connut un grand succès qui témoigne du besoin et de l’importance de notre Marché par exemple (Il y eut en octobre plus de six cents nouveautés éditoriales pour le Marché).

Cette année, la présidente d’honneur est Nancy Huston. Pouvez-vous nous en dire davantage quant à ce choix ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Chaque année, nous souhaitons recevoir un.e président.e d’honneur qui soit une personnalité du monde littéraire, mais dont le lien avec la poésie demeure essentiel.

Chaque année, également, un pays est mis à l’honneur. En 2022, il s’agit du Luxembourg. S’agit-il d’une terre de poésie ? Encore une fois, pourquoi ce choix ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Le Luxembourg est une terre de poésie particulièrement intéressante de par la diversité des langues et des origines multiples des poètes. Outre en francique, les poètes s’expriment en allemand, en italien, en portugais et en anglais. Leurs choix formels sont très variés, du poème de l’intimité à l’univers de la performance.

Existe-t-il un lien entre le marché de la poésie et le Printemps des poètes ? Travaillez-vous ensemble ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Hélas, depuis quelques années, ce lien tissé entre nos deux structures s’est effilé, à notre grand regret.

Vous êtes tous deux poètes. Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec ce genre ?

Yves Boudier : Vincent Gimeno est grand lecteur de poésie, mais n’en écrit pas. Il s’agit tout d’abord d’une rencontre avec deux structures (Les Parvis poétiques et Circé), ainsi que de nombreuses rencontres avec des poètes lorsqu’il travaillait à la Drac Île-de-France. Pour ma part, j’ai rencontré la poésie avec le livre Chantefleurs Chantefables de Desnos au sortir de l’enfance. Puis, la lecture d’Aragon, Éluard, Char, Perse… succéda à celle des dadaïstes et des surréalistes, ce qui m’ouvrit la porte du contemporain et celle de l’écriture.

Le marché valorise un genre littéraire à proprement parler. Pourtant, sur les stands, nous trouvons aussi du théâtre, des essais, des romans. Qu’est-ce qui, selon vous, fonde la spécificité du genre poétique ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Il conviendrait davantage de parler des genres poétiques, des formes que prennent les poèmes à travers l’histoire. Et ces formes sont mouvantes, parfois contradictoires… Jacques Roubaud a coutume de répondre à cette question de la spécificité du poème : c’est une écriture qui ne va pas forcément au bout de la ligne… Cette réponse a au moins le mérite de mettre le plus grand nombre d’accord !

Ce qui nous intéresse en invitant des éditeurs dont on sait l’intérêt qu’ils ont pour le théâtre, l’essai, etc., c’est leur ouverture à la création littéraire contemporaine, à ses relations avec le poétique, au sens large, relations toujours aventureuses, donc fertiles.

On est frappé, en parcourant les allées, par la diversité même des formes. Certains poètes pratiquent encore le vers régulier. D’autres, au contraire (et ils sont majoritaires), adoptent le vers libre ou la prose. Existe-t-il encore des écoles, à ce niveau-là, des mouvements ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Oui, plutôt des mouvements, des tendances, liées ou non à un héritage ou à un savoir partagé de leur histoire. L’hybridation des écritures aujourd’hui témoignent de ces usages variés de la langue qui, pour la plupart, sont les formes contemporaines issues de moments forts des pratiques esthétiques et poétiques que furent le lettrisme, la poésie sonore et visuelle, les écritures formalistes des années d’après-guerre. Et, on retrouve souvent chez un même poète cette multiplicité des écritures.

On est également frappé, au cours du marché, par l’importance de la lecture publique. Une scène est dressée, donnant la parole aux auteurs. La poésie possède-t-elle d’abord une dimension orale ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La Scène du Marché accueille depuis toujours des lectures, mais aussi des présentations d’éditeurs (et plus récemment depuis la création des États généraux permanents de la poésie des tables rondes). La lecture du poème par le poète lui-même est pour nous une chose importante, non seulement parce que, comme vous le soulignez, la poésie est inséparable le plus souvent de l’oralité, de la dimension phonique de la langue, mais parce que l’intimité d’une parole proférée, adressée, est partie prenante du poème, de sa force de partage, de sa singularité.

À ce propos, intégrez-vous le slam, forme nouvelle, purement orale ? Ou considérez-vous que la poésie, c’est ce qui s’écrit ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Nous ne considérons pas que la poésie se résume à « ce qui s’écrit ». Mais, il ne nous semble pas nécessaire de soutenir le slam, voire le rap, formes d’expression jouissant d’une grande présence dans les médias et sur différentes scènes. Notre but principal est le soutien et la promotion des éditeurs et de leur travail.

Pour beaucoup, la poésie se trouve actuellement dans la chanson. Et d’ailleurs, la poésie fut longtemps associée à la musique. De fait, qu’est-ce qui distingue, précisément, poésie et chanson ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Il est vrai que poésie et chanson partagent beaucoup de choses, depuis notre Moyen Âge jusqu’à Apollinaire, et de nos jours les liens sont toujours forts. Mais, remarquons que si les auteurs de chansons revendiquent une dimension poétique, peu de poètes aujourd’hui disent écrire des chansons.

Ces deux genres ont en commun de faire mémoire en quelque sorte, mais se différencient dans le rapport physique et conceptuel à la mélodie, à la musique instrumentale.

On parle de poésie sonore pour évoquer une forme hybride, à mi-chemin entre la musique contemporaine, la performance et la déclamation. Dans le cadre du marché, comment valoriser pareille approche, ne serait-ce que d’un point de vue technique, pratique ? Sachant que la poésie sonore possède aussi un aspect visuel, et donc nécessite souvent des installations complexes.

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Depuis sa création, le Marché invite des poètes sonores, des poètes visuels. Un grand nombre des événements de la Périphérie du Marché concerne ces courants poétiques. C’est souvent pour nous l’occasion de travailler avec des lieux ou des structures en quelque sorte spécialisées dans ces esthétiques, mais il nous arrive aussi d’inventer avec ces poètes des manifestations dans des lieux inattendus, heureux de faire découvrir à leur public la performance sous toutes ses formes.

Cette année, l’invité d’honneur est donc le Luxembourg, un pays où on pratique plusieurs langues au quotidien. (cf. plus haut). En 2019, ce fut le Québec. L’an dernier, les Pays-Bas. Pensez-vous qu’on puisse réellement, efficacement, traduire la poésie ? Ou est-il toujours impossible de transcrire l’émotion primale, de retrouver le rythme de la langue initiale ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Sans entrer dans le débat récurrent sur la traduction « possible/impossible, traduction/trahison », nous faisons entendre les poèmes « étrangers » dans leur langue originale, précédés ou suivis d’une traduction. Non pas de « la » traduction, mais « d’une » traduction, sachant qu’au fil des temps et des bouleversements littéraires, il est toujours bien de sans cesse retraduire.

Ce qui nous semble important, c’est de ne pas s’en tenir à la tradition universitaire d’une prétendue exactitude ou équivalence du sens du poème traduit, mais de donner à lire ou entendre un texte qui soit un véritable poème dans la langue d’accueil. La traduction est ainsi un vrai travail poétique et de nombreux poètes n’imagineraient pas écrire sans avoir en parallèle une activité de traducteur. Quant à l’émotion primale… elle appartient à chaque lecteur, dans leur heureuse différence.

Au XIXe siècle, Mallarmé défendait une vision extrêmement élitiste de la poésie. A contrario, Lautréamont évoque l’idée d’une poésie faite par tous, non par un. Comment vous situeriez-vous ? Croyez-vous en la poésie populaire ? Le but du marché n’est-il pas, précisément, de démocratiser le genre poétique ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : Démocratiser le genre poétique ? Voilà un paradoxe. Chacun, ou presque, a un jour écrit un poème, adressé un poème. La poésie est sûrement le genre le plus pratiqué des gestes artistiques, le plus populaire en quelque sorte. La question est davantage de démocratiser l’accès du public, quel qu’il soit, au livre de poésie. Que faire pour facilement découvrir et faire sien les poèmes de Mallarmé ou Les Chants de Maldoror de Lautréamont, comment convaincre les libraires, toute la chaîne du livre de donner la place qu’elle mérite à la poésie patrimoniale et plus encore à celle d’aujourd’hui, celle parmi laquelle nous vivons.

Nous parlions également de l’actualité, plus haut. Certains auteurs ont tenu à défendre des causes, à exprimer leur soutien à tel ou tel peuple, à évoquer des problématiques contemporaines. Pensez-vous que la poésie soit nécessairement engagée ? Ou, au contraire, que le poète ne devrait pas faire de politique, à tout le moins dans sa pratique littéraire ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La poésie est profondément, intimement politique, elle concerne le rapport au monde de chacun. Le poème est un espace sensible, un espace dans lequel une pensée s’exprime, s’offre et prend le risque de la contradiction. En cela, le poème, lorsqu’il ne répète pas naïvement le discours idéologique de notre quotidien rongé par le tout commerce et l’illusion d’une communication transparente, est un îlot de pensée, de résistance par et dans la langue, dépassant souvent les attentes immédiates.

À titre personnel, les poètes font leurs choix idéologiques, comme tout citoyen. Ils se trouvent mêlés aux « gémissements du siècle » pour reprendre un mot de Lautréamont et se déterminent. Cependant, il y a des moments de l’histoire où il devient nécessaire de refonder une solidarité, une communauté de résistance : la guerre faite à l’Ukraine et l’accueil sur la scène du Marché de trois poètes ukrainiens en témoignent.

À quoi bon des poètes en ces temps de détresse ? s’interroge Friedrich Hölderlin (1770-1843). Que vous inspire cette réflexion ? À défaut de sauver le Monde, la poésie apporte-t-elle un baume ?

Yves Boudier et Vincent Gimeno-Pons : La poésie n’est ni un baume ni une bouée de sauvetage de notre société en crise. En revanche, elle questionne l’individu, son rapport au monde, aux autres, à son environnement ; et de la sorte elle représente un vecteur de création, de contestation, de réflexion, d’où notre thématique des États généraux permanents de la poésie pour 2022 : « La pensée du poème ».

crédits photo : ActuaLitté, CC BY SA 2.0 – Yves Boudier, Guilaine Depis et Vincent Gimeno-Pons

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