De son balcon, ce retraité a photographié la vie confinée dans un Paris désert
Tout au long du printemps, Philippe Enquin avait voulu raconter ces jours hors du temps. Promeneurs, voisins, sans-abri… nul passant n’a échappé à son regard d’artiste.
À la faveur des beaux jours, les Parisiens se ruent aux balcons mendier leur part du printemps qui éclôt au-dehors : comme eux, Philippe Enquin ouvre grand ses portes-fenêtres, et pour tromper l’ennui, saisi par le sentiment qu’il se passe là quelque d’inédit, dégaine son appareil photo pour mitrailler quelques tranches de vie au hasard des boulevards assoupis. Un an plus tard, il présente le fruit de ces shootings improvisés, qui après avoir alimenté son blog sont désormais réunis dans un recueil autoédité* tout à la fois sensible et brouillon, amateur sans doute – mais irrésistiblement touchant.
Alors que nous devisons face à lui du mélange d’émotions et de souvenirs que fait naître l’évocation de ces jours à nul autre pareils, Philippe Enquin trépigne : il nous prend enfin le livre des mains et en tourne lui-même les pages. Chaque image a son histoire. « J’ai d’abord pris en photo ce qui venait, sans projet précis, poussé par les conditions particulières du moment : un temps magnifique, un grand silence, et comme une forme de gravité qui pesait dans tous les esprits. Puis il y a eu cette dame… » Cette dame c’est elle, qui s’avance à pas de loup vers un clochard endormi, et sur la pointe des pieds se penche à son chevet pour déposer près de lui quelques bouteilles d’eau et un paquet de biscuits – puis s’en va comme elle venue, secrètement. « C’était une scène de générosité gratuite, sans face-à-face. Contrairement à la plupart des dons auxquels on assiste, cette dame a fait en sorte que la personne ne se rende compte de rien et ne puisse donc pas la remercier. À ce moment, j’ai compris que depuis mon balcon, il fallait que je raconte des choses. » Cette photo-là bouleverse Philippe Enquin et donne un sens nouveau à ses indiscrétions : désormais, il souhaite narrer les chroniques de cette vie suspendue qui rompt toutes les accoutumances et donne une saveur nouvelle aux allées et venues du quotidien.
Les sans-abri justement, on ne voit d’abord qu’eux : que ne donneraient-ils pas pour être confinés comme tout le monde ! Mais pour ces oubliés de la quarantaine et de l’attestation dérogatoire, la rue, géante et vide, demeure le seul refuge. La désertion des trottoirs les rend seulement un peu moins anonymes que d’ordinaire. « Je ne prends jamais en photo la misère humaine, mais cette fois c’était différent : je suis allé à leur rencontre et je me suis même lié avec certains d’entre eux, alors il fallait que je témoigne en leur nom » explique Philippe Enquin, qui consacre au milieu de son livre un portrait à « Jojo le clown », un drôle d’homme qui a eu mille vies. Né dans une roulotte, abandonné dans un cirque par sa gitane de mère, Jojo a appris à jongler puis… à faire le pain. Mais quand il divorce de la boulangère, il se retrouve à la rue et vit sur un carton pendant vingt ans. « Jojo est un type sensationnel, je le revois souvent ; il m’a aussi présenté son ami, Bébert… » Il parle d’eux avec une tendresse infinie : voisins, promeneurs, personnes de la rue, pas un qu’il n’ait photographié sans du même coup l’apprivoiser. « C’est le paradoxe du confinement : nous étions seuls et enfermés, et pourtant jamais nous ne nous sommes sentis si proches les uns des autres » se prend-il à philosopher.
Et si le destin ne fait pas naître assez vite des amitiés nouvelles, Philippe Enquin n’hésite pas à lui forcer un peu la main. Sans quitter son balcon, le voilà qui arbore son numéro de téléphone sur un immense écriteau brandi à l’intention des occupants des fenêtres d’en face. Les voisins comprennent vite : bientôt il reçoit une pluie de messages et d’appels. Il peut désormais mettre des noms sur les visages de ceux qu’il salue toujours, de loin, par un geste de la main avant de leur tirer le portrait.
Nous lui demandons prudemment s’il a pu lui arriver de se sentir seul, parfois. Il se vexe un peu, raconte ses mille-et-une occupations du confinement : les cours qu’il suit sur le Talmud, les longues visioconférences avec sa famille éparpillée entre la France et l’Argentine… Nous ne pouvons réprimer une réaction surprise : voilà un papy bien à l’aise avec la technologie ! Cette fois, il s’agace pour de bon : « J’ai horreur que l’on dise que je suis un papy ! Cela limite terriblement la personnalité des personnes de mon âge. Bien sûr que je consacre du temps à mes enfants et mes petits-enfants, mais je fais bien d’autres choses, entre mes activités de photographe, mes études, l’écriture de mes livres, les amis que je vais voir… Il y a une citation de Sénèque que j’ai un peu transformée pour en faire ma devise : on n’est vieux que lorsque l’on a remplacé ses projets par de la nostalgie. Et moi, j’ai encore plein de projets. » Dont acte. La discussion reprend.
Sous ses fenêtres se pressent encore les travailleurs de la rue, éboueurs, policiers, ambulanciers… qui poursuivent presque comme si de rien n’était leur manège quotidien. Mais dans leur dos cette fois se glissent des centaines de regards : l’indifférence a fait place à la curiosité. Philippe Enquin ne perd pas une miette de leurs faits et gestes, et leur adresse à travers la lucarne de l’objectif un hommage discret.
Sous son regard amusé passeront encore tant et tant de silhouettes, furtivement. En ces temps-là, le gouvernement explique encore que les masques sont inutiles pour la population : une aubaine, puisque les visages découverts imprimés sur la pellicule du photographe sont autant de témoins souriants de la légèreté des premiers jours de confinement. Comme un long rêve éveillé. Point d’orgue de cette drôle de guerre (sanitaire), les festivités rituelles de vingt heures : « c’était comme un moment de communion, une explosion de joie, on n’applaudissait pas seulement les soignants mais on voulait aussi se dire les uns aux autres qu’on restait ensemble dans l’épreuve. Je n’avais jamais ressenti un tel sentiment de communauté. »
Alors que le pays est de nouveau en sursis et que les restrictions sanitaires se suivent et se ressemblent, on referme cet album avec l’impression fugace d’avoir retrouvé quelque chose de l’ivresse des premiers jours. Philippe Enquin s’est refusé à faire un second livre en novembre : le confinement cette fois n’avait plus la même saveur. Mais il a su rendre à sa mesure un peu de l’indicible frénésie de ce printemps hors du temps, où chaque sortie était une échappée, comme un petit instant d’éternité. Une revanche sur le sort, comme sans doute se l’imaginent ces deux amoureux qu’avec lui nous regardons d’en haut s’embrasser à la dérobée, pensant naïvement que dans une rue vide, personne n’y prêterait attention… D’une page à l’autre, chaque photo dit un peu plus cette soif de vivre, qui rarement plus que cette année ne nous aura étreints.
*D’autres photos ainsi que l’album de Philippe Enquin sont à retrouver sur son blog personnel .