Le Marché de la poésie : l’insolence d’un oxymore ? (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
Bien que la poésie irrigue notre quotidien pour ceux qui savent observer, la poésie en format « livre » ne se vend plus, ou du moins, pas assez. Plus précisément, la poésie contemporaine reste très confidentielle. Les chiffres sont d’une tranchante réalité : la poésie et le théâtre représentent 0,3% du marché du livre. Même, la littérature, cette grande dame, représente aujourd’hui moins de 10% des ventes… Triste monde moderne où les modes d’emploi ont remplacé l’esprit fougueux et créatif. Mais les poètes résistent, leur créativité rebelle continue à s’exprimer par tous les pores et les ports de France et de Navarre. Ils sont des modèles pour tous les esprits épris de curiosité et de liberté.
Dès lors, avec de tels chiffres déprimants, qui a osé créer un marché de la poésie ? En effet, un « Marché de la poésie » a lieu chaque année à place Saint Sulpice, en plein cœur de Paris pour rassembler des petits éditeurs indépendants autour d’un seul thème : la poésie contemporaine. Créé en 1984 par Jean-Michel Place, éditeur et Arlette Albert-Birot, professeur de poésie moderne et contemporaine à l’École normale supérieure, ce « marché » met à l’honneur l’artisanat de la poésie. Spécialiste dans la réimpression des revues dadaïstes et surréalistes, Jean-Michel Place n’a jamais craint l’avant-garde.
Comme l’expliquent Vincent Gimeno, délégué général du Marché de la Poésie depuis 2004, et Yves Bourdier, Président du Marché de la poésie et ancien professeur à l’Université de Vincennes, la poésie contemporaine est multiple, elle peut être visuelle avec les lettristes, sonore avec le théâtre (comme la poésie d’action de Serge Pey ou le performeuse Violaine Lochu) ou musicale. Mais elle est aussi engagée : nous y trouvons les états généraux de la poésie, ainsi que des ateliers d’écriture dédiés à des personnes autistes, dénommés « Chapiteau des turbulences ». Une poésie turbulente et persévérante, que l’on retrouve aussi chez des jeunes poètes comme Audrey Regala, artiste plasticienne et poétesse. Cette auteure a écrit des kilomètres de poésie entre Marseille et Gibraltar, dans son livre La Línea. Parsemé de lignes sveltes, de répétitions comme des clichés, avec des verbes à l’infinitif, pour créer un effet infini. La poésie sait mettre en valeur l’endurance des mots.
Eh oui, il y a assurément de l’engagement, du militantisme dans la poésie comme le démontre Jean-Louis Giovannoni, ce poète engagé qui a fait entrer la poésie dans les prisons et anime des ateliers d’écritures pour des jeunes autistes. Oui, la poésie peut embellir le monde et le rendre plus humain. Gestes, respirations, mots, notre existence est une succession de disparitions. « Seule la perte laisse des traces. », des aphorismes qui rappellent le style de Cioran.
Nous pouvons aussi trouver un côté obsessionnel ou obsédant dans la poésie contemporaine. Jean-Luc Parant, poète plasticien, est un artiste et poète français dont l’œuvre tout entière témoigne d’une obsession singulière pour les yeux, avec une expérience incessante de la vue comme processus. Il se décrit lui-même dès les années 1970 comme un « fabricant de boules et de textes sur les yeux ». La poésie n’interdit pas les obsessions, elle les célèbre. Aucun interdit.
Ce qui nous conduit à voltiger jusqu’à une poésie qui sourit à la psychanalyse… L’amour des symboles et de l’interprétation rayonne dans l’esprit poétique. Esther Tellermann est une poètesse et psychanalyste française qui présente l’acte poétique comme une énigme. Le travail du poète intéresse les psychanalystes. Lacan avait créé cette formule « Nous ne sommes pas pouâtassez », Entendons-nous « poète assez » ou « poétassier » ? Esther Tellerman en a fait un livre sous le titre Nous ne sommes jamais assez poète.
Oui, nous ne sommes jamais assez poètes. Liliane Giraudon travaille de son côté d’arrachepied pour atteindre ce firmament de la poésie : elle s’imagine rabatteuse d’images, de mots, de collages, de pliages. Elle accumule et ne se plie à aucun dogme. C’est un vrai travail de « compost ». Elle appelle cela « écrire, dessiner ». Pétrir les mots pour en sortir la justesse, l’écriture poétique est aussi alchimique.
Les odeurs du papier, des livres où les pages ne sont pas encore découpées comme à l’époque, les couleurs de typographies créatives, déambuler dans le marché de la poésie est comme une douce rêverie d’enfant somnambule.
Le Marché de la poésie se déroule chaque année (en juin en général) à Paris (place Saint Sulpice). Il existe également d’autres marchés comme celui de Bruxelles « Poetik Bazar », ainsi qu’à Montréal.
La poésie contemporaine est-elle un joyeux bazar ou un insolent hasard ? Elle mérite dans tous les cas d’avoir ses lieux et évènements de célébration. Les marchés sont une sorte de première marche …
Marjorie Rafécas Poeydomenge