Maglione par Maryvonne Georget (1985)

Maglione.JPGLe Dualisme de Milvia Maglione

L’oeuvre de Milvia Maglione comporte deux faces. A l’image du cosmos, elle est rythmée par l’alternance du jour et de la nuit, du quotidien et du rêve :
– diurne, l’univers baroque et rutilant des textiles et des objets que l’on peut interpréter comme un recensement ethnographique d’une culture populaire et féminine, en voie de disparition, ou comme un hommage poétique et militant au labeur obscur des femmes.
– nocturne, l’espace des toiles et des sérigraphies. Ici on pénètre dans les profondeurs glacées du rêve et de l’inconscient. C’est un monde sous-marin et utérin, un théâtre d’ombres. Les objets ne sont plus « miettes du quotidien » comme les textiles et les sculptures-objets, mais simulacres, symbôles et même signes. Ils se meuvent dans l’apesanteur, ils ont perdu leur lourdeur, leur densité accoutumée et semblent flotter devant un mur végétal comme des poissons dans un aquarium.

Milvia Maglione manie avec autant d’aisance le signe et l’objet. Dans les toiles et les sérigraphies une écriture très minimaliste qui emprunte au vocabulaire de la peinture contemporaine, se substitue à l’univers très concret de « la pie voleuse ». Le plus souvent, sur un fond végétal réaliste, exécuté au pochoir et retravaillé au pinceau, se superposent quelques lignes symboliques, blancs comme des fantômes, peints en relief, des pictogrammes qui peuvent devenir des signes, des lettres de l’alphabet. Ainsi C est à la fois croissant de lune et la lettre C initiale du mot « coudre » symbôle du travail féminin par excellence. Milvia, avec habileté, joue sur la polysémie de l’image, elle invente un langage très codé où se rencontrent des signes cosmiques, la lune, le nuage, l’arc en ciel, et des signes d’un espace intérieur, silhouettes le plus souvent d’enfants seuls ou avec leur mère. Comme « Alice » (« De l’autre côté du miroir »), ces personnages ont franchi le miroir de la réalité et sont en route pour un voyage initiatique, mais un mur quasi infranchissable les sépare de l’infini de la mer ou du ciel. Dans la toile « Uscita in premiere » de 1966, Alice s’est brisée avant d’atteindre le sommet de la prairie. L’oeuvre de Maglione est-elle une version moderne du mythe de la caverne de Platon, de la réalité, nous ne percevons que les ombres ? Ne sont-elles pas alors ce qu’il y a de plus réel ?

Mais Milvia peut « mettre de la mayonnaise à la place du jaune » (interview de Maglione « Je passe de mon atelier à ma cuisine » – Des femmes en mouvement – Paris N°7 1978) et cet aspect de son oeuvre n’est pas moins original. Il n’y a pas un temps pour vivre, un temps pour créer séparé par une frontière, mais des passages continuels de l’un à l’autre. C’est à une « transfiguration », une métamorphose du quotidien à laquelle on assiste. Chaque objet ouvre sa porte de rêve et Milvia retrouve ce temps d’enfance, de découverte, d’errance ou les détournements d’objets se font naturellement.

Cette oeuvre pose aussi le problème fondamental du passage de l’artisanat à l’art. Elle souligne le rôle obscur de la femme dans la création. Ne lui reproche t-on pas d’avoir laissé peu de traces dans l’histoire ? Seulement des « ouvrages de dames », des travaux anonymes comme les bâtisseurs de cathédrales, l’oeuvre de Milvia est un hymne à toutes ces femmes qui ont dû humblement se contenter de la part de rêve, de création que le quotidien pouvait leur apporter. Elle ne conte pas les exploits de Guillaume le Conquérant, comme la reine Mathilde, dans la tapisserie de Bayeux mais « l’Amour » ou le départ silencieux d’Adélaïde, sa grand-mère. « La rue Rambuteau » est sa conquête de l’Angleterre. Dessins, objets, broderie, écheveaux colorés cohabitent sur ces textiles et racontent dans un langage pictogrammique la Grande Saga des Femmes.

La femme est reine, reine-mère et le plus vieux culte de l’humanité, celui de la déesse de la fécondité, se trouve renouvelé par tous ces rites que Milvia recrée. Originaire des Pouilles, en Italie, ses textiles participent aux rites processionnels, simulacres des tentures et bannières de la fête de la Vierge. C’est bien toujours le culte de la femme qui y est célébré.

Les sculptures-objets de Milvia Maglione se réfèrent très directement à l’art populaire. Les bazards des plages sont toujours remplis de ces objets englués de coquillages, à l’image des rochers que les berniques et les moules tapissent. Sur des meubles pour un royaume de Lilliput, Milvia accumule les petits objets du quotidien : fruits, légumes, ustensiles de cuisine… et les recouvre d’une couche d’un bleu méditerranéen uniforme, qui les métamorphose. Par la magie de la couleur ils acquièrent un autre statut, celui d’objets archéologiques, sur lesquels un lent travail d’enlisement, de sédimentation marine se serait effectué. Seuls quelques souvenirs plus vivaces, quelques objets colorés différemment émergent de cette uniformité bleue, image de l’embue de la mémoire. C’est de l’archéologie du coeur dont il s’agit.

L’univers de Milvia Maglione est cosmique et mythique et se situe quelque part entre « coeur et nuage » comme le rappelle la très belle sculpture en pâte de verre, de technique millénaire. L’artiste est italienne et Venise, patrie des souffleurs de verre, fut pendant longtemps la porte de l’Orient. C’est toute cette magie qui affleure dans l’oeuvre de Milvia Maglione, à la fois la chaleur et la transe extatique des cultes méditerranéens et le charme poétique et nocturne des Contes des Mille et une nuits.

Maryvonne Georget
Royan, Mai 1985

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