MON CORONAVIRUS AU QUOTIDIEN par Michèle Makki
Le chien fait des gaz. C’est un bouledogue français. Il s’appelle Caïpi, abréviation de Caïpirinha, le très bu cocktail. Cette race-là fait des gaz.
– Il faut le sortir, je dis.
Qui s’y colle ? Mon mari ou moi ?
Le chien c’est ma sauvegarde, mon passeport, mon visa pour une vie à risques. Je mets un masque, des gants, je deviens une aventurière et je m’engouffre dans l’ascenseur. En sortant de l’immeuble, je manque de m’étaler sur les marches du perron, car j’y vois à peine, les yeux coincés entre le capuchon de ma veste et le bord du masque, pendant que le chien tire sur la laisse.
– Bonjour !
Un Sans- Masque m’aborde, saluant et postillonnant, encore un peu et il me ferait la bise !
Cet individu-là n’a pas absorbé les consignes de distance sociale et se comporte anormalement, c’est -à- dire normalement pour une époque révolue.
Je m’enfuis comme Polanski au festival de Cannes et je m’en vais chanter l’Ave Maria dans la forêt. Pour les promenades hygiéniques du chien et de moi-même- il fait ses besoins, je respire l’air- j’ai choisi un bout de forêt qui survit entre deux immeubles, parcouru par un ruisseau qui n’en sait rien du coronavirus et continue sa vie coulante et murmurante. On fait le tour de la forêt qui sent le caca car tous les propriétaires de chien vont là, puis on rentre en évitant les voisins.
J’enlève mon équipement de pestiférée sur le balcon, je me désinfecte, je me vaporise de senteurs variées, je me lave les mains, je les passe au gel, au gel, au gel…
– Au prix où on l’a payé, tu devrais l’économiser, grogne mon mari.
S’il savait à quel prix j’ai payé les gants !
On s’assied devant la télévision pour le téléjournal, le chien à nos pieds, la fenêtre ouverte pour évacuer les mauvaises odeurs récurrentes provenant de Caïpi.
On se prépare pour le coup de massue, les nouvelles, qui nous écrasent d’une pesanteur visible. Le destin enfile les morts comme des perles dans le ruban des jours : aujourd’hui tant de morts, bien plus qu’hier et bien moins que demain, nous sommes tous condamnés au confinement, à la solitude, même le pape dit la messe tout seul. « Admirez la spiritualité du dépouillement », dit un intervenant.
L’Iphone de mon mari retentit : Il retentit tout le temps, la sonnerie est au maximum.
C’est Josette, ou Martine, ou Amélie, qui, en ces temps éprouvés, cherchent du réconfort auprès d’un ancien copain. Prétexte : donner des nouvelles du virus, qui comme le furet est passé par ici et repassera par là, mesdames. Envoyer des texto à un gars qu’elles n’ont pas vu depuis trente ans, quelle misère ! Est-ce qu’au moins elles se sont changées de pull depuis la guerre du Golfe ? Faire les fonds de tiroir existentiels même en période de peste, j’évite, préférant me défénestrer plutôt que de ramener à l’existence tous les vieux bouts de carambar de ma vie, poisseux, collants, recouverts de poussière, qui se collent à des post-it, à des feuilles de papier tachées, et à des reliquats de calepins hors- d’usage. Les souvenirs c’est une autre espèce de virus…
– Tu n’as pas le coronajaloux ? dit mon futur ex-mari, car comme tout le monde le sait, un mariage peut ne pas durer toute une vie, même si on n’est pas Brad Pitt, Angelina Jolie ou le prince Charles…
Je hausse les épaules de dédain. Que va-t-il chercher ? Il m’attribue des pensées médiocres alors que je me repais uniquement d’idéal.
Je m’absorbe, vexée, dans le documentaire qui passe à la télévision, tourné avant la pandémie, censé donner du courage aux téléspectateurs ou, plus modestement, censé leur changer les idées. Il y est question de femmes qui accomplissent des exploits en solitaire. En vrac, l’une a traversé le désert à moto, l’autre a vécu au fond d’une grotte souterraine pendant trois mois, la troisième, qui est chamane, jeûne deux jours sur trois et apprend aux gens à marcher pieds nus. Voyant cela, je me dis que je ne serai jamais célèbre et que je ne serai jamais invitée à une émission tv. Le seul risque que je prends, c’est de sortir le chien en période de pandémie.
– C’est mon tour ! dit mon mari.
Il prend la panoplie du survivaliste moins le fusil et s’en va, Caïpi sur les talons.
Point final.
Aussitôt qu’il est sorti, je m’installe devant mon ordinateur et j’écris à Jean- Jacques.
Un quart d’heure plus tard, j’ai sa réponse :
» Qu’est-ce qui te prend ? Tu baisses ! C’est quoi cet article ? Je ne peux pas le donner à l’impression ! Je t’ai demandé du sérieux, du simple à comprendre, tu dois plaire à nos lecteurs… C’est quoi ce style pour Parisiens ? Notre lectorat est composé de régionaux. Tu n’écris pas pour Paris- Match ! »
Jean- Jacques, c’est le rédacteur en chef de notre feuille de chou locale. Le télétravail avec lui, ça fait longtemps que ça dure. Est-ce qu’il cherche à me virer ? Il faut s’attendre à tout. « Le journal traditionnel, c’est foutu ! » Clame-t-il à qui veut l’entendre. En attendant cette catastrophe annoncée, il m’a demandé d’écrire un papier sur le thème : » Mon coronavirus au quotidien. » Apparemment, mon texte ne le séduit pas.
» J’attends un nouvel article dans une heure, sinon on fera sans toi », précise-t-il en caractères Arial gras.
Bon, je vais lui résumer les infos, advienne que pourra.
J’éternue une fois, deux fois, trois fois dans mon bras replié. J’ai mal à la tête. Pourvu que je ne sois pas malade !
FIN
Michèle Makki
Genève, 3 avril 2020