PARIS MATCH Culture match livres – du 2 au 8 avril 2009
La chronique de Gilles Martin-Chauffier
ITINERAIRE D’UNE ENFANT PAS GÂTEE
Extrait :
« (…) quand, enfin, on lui avait ouvert la porte, on la faisait à nouveau longuement attendre dans un immense corridor sombre, puis arrivait la dame hautaine, glacée, tendant à Lise du bout des doigts un bon pour une petite provision de pommes de terre à prendre chez l’épicière. »
Sous la IIIème République, une jeune Bretonne ne capitule pas face à la misère. Une belle histoire pour la bibliothèque rosse.
Match a 60 ans et quand on regarde les images de l’époque, c’était hier. Mais Guillemette Andreu, elle, en a 95 et lorsqu’elle raconte son enfance, on remonte le temps. Avec Lise, son héroïne, une adolescente, on est à Nantes en 1920, c’est-à-dire sur une autre planète. Très poétique à première vue : après la pluie, les écolières vont ramasser les escargots, qui s’étirent tant qu’ils peuvent au soleil, pour les vendre. On se croirait dans la Bibliothèque rose. Sauf qu’ici la misère est noire. La guerre a provoqué des ravages et des familles sans hommes vivent des pensions dérisoires versées par les pères tués dans la tranchée des Baïonnettes. Les jours où la cousine parisienne oublie d’envoyer un peu d’argent, Lise part pour l’école avec un biscuit, déjeune d’un légume et dîne d’une soupe. Pourtant, personne ne se révolte. Une camisole de bonté cerne la misère. Puisqu’elle a perdu son bon papa sur le front, le bon curé, les bonnes maîtresses, les bonnes soeurs et les bonnes dames d’oeuvres se relaioent pour bercer Lise de leur charité.
Chaque lundi, « La semaine de Suzette » chante ses couplets à l’affreuse, l’inhumaine bonté. Contre qui se dresserait-on ? Lise rêve d’être couturière. Elle ignore tout de la vie des riches. Sans la télé, les pauvres ignoraient le monde. Ils n’imaginaient même pas l’injustice qui les frappait. Le dépaysement commençait à la ville voisine. La grand-mère, après toute une vie à Nantes, n’avait jamais vu la mer.
On lit ces souvenirs, on voit vivre ces femmes qui ne font jamais un pas sans regarder où elles mettent les pieds, on observe ces vies aussi vierges qu’une page blanche et on reste saisi de stupeur. Surtout ne pas s’indigner devant la résignation de ces femmes pudiques qui savaient déjà très bien que les bons sentiments claironnés ne profitent qu’à ceux qui n’en ont pas. On se dit seulement : « Alors, c’était comme ça, la France ? » Un pays où des millions de gens menaient des existences communes comme le pain d’orge, disaient la bénédicité avant de passer à table et restaient toute leur vie là où ils étaient nés, comme la chèvre broute où elle est attachée. Et là, au lieu de s’étonner d’une telle apathie, on est bouleversé par la patience, l’endurance, la solidarité et la bonté de ces familles dont la modération exigeait tellement plus de force que l’intrépidité verbale. Attention, pourtant, tout indigents qu’ils fussent, ils ne passaient pas leur tour et le soleil n’oublie aucun village. Le petit oiseau aussi a des plumes et les bonnes notes récompensent les bons élèves, pas les bons revenus. Même petit, le diamant peut être pur. La maison et l’école, dans cette fameuse IIIème République, étaient les yeux et les mains. Lise va sauter dans cette opportunité. Puis entrer dans des bureaux, fausser compagnie à l’indigence et échapper à la malédiction qui frappait la Bretagne condamnée à pourvoir les Parisiennes en soubrettes et les régiments en chair à canon. Le plus étrange et le plus émouvant, c’est que Lise illustre cette véritable révolution sans hausser le ton, lucide sur les humiliations perpétuelles de son enfance mais nostalgique d’une fraternité de rêve. Alors on comprend pourquoi d’autres régions, tellement plus ensoleillées, gaies et bénies des dieux vaudous regardent sans cesse en arrière même si on se demande ce qui les empêche de ne plus confondre malédiction et tropicalisation.
Tableau d’honneur de Guillemette Andreu, Ed. des Femmes, 200 pages, 15 euros.