Inquiétante étrangeté, aurait peut-être dit Freud en lisant ce roman. Mais l’auteure, Frederika Abbate, n’aimerait pas être lue par Freud : elle ne semble pas apprécier les dogmes ni les idées toutes faites et, pis que tout, elle déteste l’universalité qui neutralise le monde. Face à cette humanité en voie de disparition, face à ce monde qui devant nos yeux se dissout, l’auteure semble trouver une manière de salut ou peut-être un provisoire sauvetage dans l’art, la cybernétique et le sexe.
Ah, le sexe !… Le personnage principal, Soledad, pratique ce sport avec assiduité. Il est vrai qu’il y est souvent convié : Bienvenue à la Maison des Louves du Quartier des Plaisirs[…] Je suis Dov Borochiftz, putain et calligraphe, votre maîtresse de cérémonie. Et voici Annabelle, Eau de Pluie, Thérèse, Hirondelle, Martine, Étang Crasseux, Elena, Lisbeth, Manuela, Grenouille Rose, Myrtille, Lotus Blanc. Vous plaisent-elles ?
Oh, elles lui plaisent certainement, comme d’ailleurs les dizaines de créatures (des deux sexes ou munies de deux sexes) qu’il rencontre durant cette histoire échevelée.
Artiste et chercheur, il crée des œuvres en pleine métamorphose qui, grâce à l’informatique, se transforment au fil de leur élaboration ou du regard du spectateur. … il passait le plus clair de son temps devant l’ordinateur pour bâtir des schémas, des esquisses, des scripts de programmation… Plus on s’approche du langage machine, mieux il vous retire du temps des humains, exigeant une immersion totale dans sa logique et son temps propre. L’ordinateur procède du temps, son temps intérieur ; il ne pourrait pas fonctionner sans dérouler sa linéarité. Il ne serait rien sans le temps… Et le voici comme un être de plus en plus fréquemment pris, capturé par son œuvre, de même qu’il est captivé par l’érotisme qu’il imagine comme une sorte de liberté supérieure.
Souvent confronté à des mises en scène, des faux-semblants, des théâtres, Soledad ne sait pas où il va. Le lecteur ne le sait pas non plus et doit accepter de se laisser mener dans ces coursives, ces décors, ces mises en scène, bercé par le style somptueux d’une auteure qui ne craint pas de mélanger l’horrible et le magnifique : Ensemble, ils traversèrent des haies de corps blessés. Ils passèrent sous les trajectoires des oreilles, des chairs, des intestins qui volaient. L’enfant contre lui, Soledad bousculait et piétinait n’importe qui, n’importe quoi sur son passage. Les gaz des explosifs lui faisaient pleurer les yeux. Son nom, il ne le savait plus.
La guerre est survenue. Des « Ombres » s’agglutinent. Des hybrides et des créatures à la vulve ornée d’un écrin d’algues bleues naissent. Une manière de pandémonium se répand dans les cités mortes.
Il est vrai que la dernière partie de ce roman, après l’Initiation et la Canopée, est intitulée Hadès. L’enfer est sous nos pieds, sous les pieds en tout cas de Soledad, qui voit son atelier s’effondrer en même temps que le monde, tandis que Dov, belle androgyne, s’apprête à… N’en disons pas plus ! Se terminant par une belle exposition au Guggenheim, le roman paraît cependant affirmer une idée directrice : La vie ne serait pas la vie sans la mort, seules nos œuvres nous survivent, et le monde est monstre.