Entretien philosophique de Francis Coulon avec le philosophe Marc Alpozzo pour Causeur sur l’utilitarisme

La force de la philosophie utilitariste c’est sa «simplexité»!

Entretien avec Francis Coulon

La force de la philosophie utilitariste c’est sa «simplexité»!
Galeries Lafayette, à Paris. DR.

Ancien directeur financier dans des sociétés prestigieuses telles que Danone et LVMH, Francis Coulon est l’auteur du révélateur Sortir de la société en crise, paru chez VA Éditions. Il y propose ses solutions pour mettre fin à notre croissance stagnante et aux inégalités croissantes, grâce à l’utilitarisme. Cette philosophie, peu connue en France mais très influente dans le monde anglo-saxon, a en réalité contribué à forger le monde global dans lequel nous vivons…


Marc Alpozzo et Francis Coulon. DR.

Marc Alpozzo. Votre livre porte sur la philosophie utilitariste. Pourtant, ce n’est pas le livre d’un philosophe mais plutôt d’un économiste. Vous êtes en effet l’ancien directeur financier d’entités prestigieuses telles que Danone et LVMH. L’endettement de la France atteint des chiffres record. Votre souci, dans ce livre, c’est d’y répondre mais de manière inhabituelle puisque vous allez dépêcher des philosophes anglais et utilitaristes comme Bentham ou Stuart Mill. Pourquoi choisir cette voie ?

Francis Coulon. Très tôt j’ai été attiré par la philosophie utilitariste. N’étant ni philosophe, ni politique, ni économiste, mais j’espère un peu tout à la fois, j’ai apprécié cette pensée pluridisciplinaire. Bentham et John Stuart Mill m’ont enthousiasmé car ils savaient croiser ces trois approches et jeter un regard philosophique global sur ce qui touche à l’individu mais également à l’État, au gouvernement, à la justice et au bien commun.

La rationalité est mon ADN, et cette approche dénuée d’idéologie m’a paru très appropriée pour analyser nos problèmes aujourd’hui. Pour reprendre la distinction très pertinente de Max Weber, la philosophie utilitariste est plus « une éthique de responsabilité, qu’une éthique de conviction ». C’est-à-dire que ce qui importe dans une décision politique, ce sont les conséquences positives ou négatives pour les citoyens, quels que soient les motifs invoqués.

Confronter les idées au réel, voilà ce qui me passionne et c’est ce que j’ai voulu faire dans ce livre.

La philosophie utilitariste que vous proposez est une philosophie pragmatique, à l’anglo-saxonne : on ne se paie pas de mots ; des actes ! Bien. Si pourtant l’on se tient bien loin des carcans idéologiques que vous dénoncez, on ne voit pas comment vous allez résoudre les problèmes concrets des gens, en recourant à l’utilitarisme qui soutient que « l’action est bonne si elle tend à promouvoir le bonheur ». Mais de quel bonheur parlons-nous ici ? Est-ce le bonheur au sens philosophique, ou le bien-être des citoyens, et dans ce cas, en quoi l’utilitarisme serait supérieur à toute autre méthode ?

L’utilitarisme est une philosophie anglo-saxonne, pragmatique, récente car conçue à la fin du XVIIIe, mais elle s’est exprimée dans le prolongement des philosophes grecs. Aristote, Platon, Épicure affirmaient que le « souverain bien » était l’objectif final recherché par tout être humain et qu’il n’y avait rien au-dessus du bonheur puisque toutes les autres actions n’étaient que des moyens d’atteindre cet objectif.

Les philosophes utilitaristes ont renouvelé cette approche et pour eux quand ils parlent de bonheur, il s’agit du souverain bien. C’est très déconcertant, car les philosophes utilitaristes n’ont jamais défini leur conception du bonheur avec précision. Reprenant le constat d’Emmanuel Kant « Le bonheur est un idéal de l’imagination », ils considèrent que le bonheur est une donnée individuelle, que mon bonheur n’est pas le même que le vôtre et surtout que personne ne peut se mettre à ma place pour me dire quel est mon bonheur et ce que je dois faire pour l’atteindre. John Stuart Mill est le grand penseur de « La liberté » et dans son livre au titre éponyme, il affirme que « personne n’est mieux placé que moi pour dire ce qui me convient ». Nous sommes ici au cœur de la pensée anglo-saxonne où la liberté est la valeur fondamentale.

Comment définir le bonheur au niveau du bien commun ? Il y a un premier niveau, le bien-être, et l’État-providence se doit d’assurer aux citoyens la santé, l’éducation et la sécurité. Mais les utilitaristes demandent aux pouvoirs publics d’aller plus loin et de permettre à chacun d’être capable de réaliser son choix de vie selon ses préférences.

Un exemple, celui du Covid. Lors d’une recrudescence de la pandémie, le gouvernement chinois a isolé la population de manière autoritaire, dans un souci d’efficacité, pour éviter une propagation du virus. Mais les Chinois ont manifesté contre cette politique « zéro covid » qui ne prenait pas en compte un droit humain fondamental, la liberté, fondement du bonheur. C’est à propos du Covid que le philosophe André Comte-Sponville, dans une forme d’utilitarisme de préférence, a affirmé que « ne pas tomber malade n’est pas un but suffisant dans l’existence ».

Le president chinois Xi Jinping dans la ville de Wuhan le 10 mars 2020 © CHINE NOUVELLE/SIPA

« Le plus grand bien pour le plus grand nombre de personnes. » N’est-ce pas plutôt un slogan qu’un projet réaliste ?

La force de la philosophie utilitariste c’est sa « simplexité », sa capacité à rendre simples des choses complexes. Le risque est de considérer ses affirmations comme des évidences ou des slogans. En réalité, le principe d’utilité « Le plus grand bien, pour le plus grand nombre » est fondateur d’une véritable méthodologie de l’action comprenant une articulation efficacité/justice. Sur le plan économique, John Stuart Mill parle d’une articulation production/répartition : Nous devons dans un premier temps créer le maximum de richesses qui permettront de donner du pouvoir d’achat et des biens sociaux à la population. Dans un deuxième temps se pose la question de la répartition qui doit être la plus juste possible, ne laissant personne au bord de la route.

Lorsque le gouvernement veut réaliser une réforme, il devrait respecter cette méthodologie. Par exemple, lors de la réforme Macron des retraites, il y avait un souci d’efficacité : assurer la pérennité du système de pension confronté à une baisse du nombre d’actifs et une augmentation de la durée de vie des retraités. Le résultat a été en demi-teinte, mais la solution proposée a surtout été critiquée sur le plan de la justice, car ne prenant pas en compte les carrières longues de ceux qui ont commencé à travailler tôt et les carrières hachées des mères de famille. La solution envisagée en 2020 de retraite à points me semblait plus pertinente sur le plan de l’efficacité et de la justice.

Je n’ai pas été surpris de voir en vous un européiste convaincu. Pourtant, l’Europe peine à demeurer crédible aujourd’hui aux yeux du plus grand nombre. L’Europe dans sa forme actuelle en tout cas. La preuve en est que partout en Europe les « populistes » ont le vent en poupe, et on a le vif sentiment que l’Union européenne repose sur le pouvoir de technocrates déconnectés du terrain. Votre philosophie utilitariste est-elle en opposition avec les décisions de la commission de Bruxelles ? Pourquoi donc continuez-vous à être attaché à l’Union européenne sous sa forme actuelle ?

Ce qui m’importe en priorité, c’est le plus grand bien pour les Français. Nous sommes les mieux placés pour dire ce qui nous convient, mais la France ne représente que 1% de la population mondiale et il y a des domaines où la mutualisation des 27 pays européens peut apporter un avantage. C’est le cas chaque fois que la taille est importante : dans la transition énergétique où il faut créer des « giga factories » de batteries, de panneaux solaires, dans le domaine financier et celui de la monnaie pour avoir du poids face au dollar, dans la défense et l’armement… Dans ces sujets, jouons la globalisation. En revanche, en ce qui concerne le détail, les normes notamment agricoles, la dimension de la nation me parait, sauf exception, préférable.

Grand spécialiste de l’euro, vous avez assuré la transition de la monnaie nationale vers l’euro dans plusieurs sociétés du groupe Danone et dans différents pays. Considérez-vous que l’euro nous protège davantage que les monnaies nationales ?

Une monnaie commune à 20 pays est plus forte car adossée à une économie de près de 17 000 milliards d’euros. Cette mutualisation apporte de la stabilité et des taux d’intérêt bas. L’euro n’a jamais été vraiment attaqué par la finance internationale depuis sa création contrairement aux monnaies de pays en difficulté. Les groupes multinationaux comme Danone ont de la visibilité et sont dans la zone euro à l’abri des dévaluations compétitives qui auparavant fragilisaient leurs politiques commerciales. L’inconvénient est que les pays perdent leur autonomie monétaire et ne peuvent plus utiliser la dévaluation pour retrouver de la compétitivité. Mais est-ce un mal si l’on se souvient de la période 1944-1987 où la France dévaluait tous les trois ans et où le franc était considéré comme une monnaie faible ?

Bruno Le Maire et Christine Lagarde, Paris, 25 février 2022 © Francois Mori/AP/SIPA

L’Union européenne semblait jusqu’aux élections avancer dans la voie du fédéralisme, participant à la démarche de globalisation souhaitée par les mondialistes comme Jacques Attali. Croyez-vous le sentiment d’appartenance à l’Union européenne plus fort que celui d’appartenance aux nations qui la composent ? Doit-il prédominer ?

Il y a un aspect économique dont nous venons de parler, mais il y a aussi un aspect civilisationnel. Les différentes nations européennes ont toutes leurs spécificités. La philosophie utilitariste parle du plus grand bonheur pour les personnes concernées. Plus la population sera homogène avec une histoire, une culture, une langue, des traditions communes, plus le bonheur sera facile à atteindre au sein d’un État-nation.

D’un autre côté, Samuel Huntington, l’auteur du livre clé Le choc des civilisations, affirme que « les distinctions majeures entre les peuples ne sont pas idéologiques, politiques ou économiques. Elles sont culturelles. » De son point de vue, l’Europe (que l’on peut étendre à l’Occident) constituerait une des huit civilisations majeures, marquée fortement par la religion chrétienne et ayant en commun su tirer profit des révolutions industrielles depuis le XVIIIème siècle.

Quant à la « civilisation universelle » des mondialistes, elle est plutôt en recul du fait de la contestation des valeurs de la civilisation occidentale par le « Sud global ».

Bruno Le Maire affirme avoir « sauvé l’économie française » alors que notre note vient d’être dégradée par l’agence Standard & Poor’s. A-t-il quelques raisons de dire ce qu’il dit ? Le « quoi qu’il en coûte » et l’assistanat ne sont-ils pas radicalement opposés aux principes de l’utilitarisme ?

Le « quoi qu’il en coûte » a diminué les peines lors de la pandémie en évitant des faillites d’entreprises, mais nous a fragilisés. C’était une mesure d’exception qui a probablement duré trop longtemps et qui est en partie responsable de notre déficit et d’une explosion de la dette publique.

Il y a 150 ans, John Stuart Mill affirmait déjà : « Si la condition de l’individu secouru est aussi bonne que celle du travailleur qui se suffit par son travail, l’assistance saperait par la base l’activité et l’indépendance personnelle ». Je crois que dans un pays où le travail est valorisé, le peuple est plus heureux car il trouve dans le travail à la fois une satisfaction personnelle et un enrichissement du bien commun. C’est le pari du libéralisme, que les forces individuelles aillent dans le même sens et participent au bonheur de tous.

Ceci suppose de supprimer les « bullshit jobs » et de donner du sens au travail en valorisant la créativité, l’autonomie. Les utilitaristes disent que le travail doit être « utile », c’est-à-dire bon pour l’individu et pour la société.

Que pensez-vous du score historique du Rassemblement national aux dernières élections européennes ? Quelle conséquence croyez-vous que cela aura sur l’Union européenne dans un avenir proche ?

Les gouvernements des 30 dernières années ont refusé de voir les problèmes liés à l’immigration et à la sécurité. Ils n’ont pas écouté les Français et ce déni a eu des répercutions très négatives sur le « vivre ensemble ». C’est un problème civilisationnel qui explique la montée des partis populistes au niveau français et au niveau européen.

Le Rassemblement national et le Nouveau Front populaire proposent aujourd’hui une « politique de demande » alors que l’Europe et encore plus la France ont à l’inverse besoin d’une « politique d’offre », de réarmement industriel pour faire face à la concurrence mondiale, notamment chinoise. Je pense que le RN, plus réaliste que le NFP, abandonnera ses propositions électoralistes pour revenir à plus de rationalité et que l’éthique de responsabilité prendra le pas sur l’éthique de conviction.

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