Les Poétiques de Weinzaepflen
Catherine Weinzaepflen. Photo Guy Vacheret.
Quel rapport aujourd’hui entre la douleur intime et le sort du monde ? La Strasbourgeoise de Paris réédite Am See, et compose en trois séquences le très personnel inventaire poétique de Le temps du tableau : récit, théâtre, et correspondance – un même Journal, en vérité.
« Il faudrait / avaler sans les digérer / les moments de temps / qui frisent l’éternité / et dans le jour blafard du lendemain / se dire que le temps du tableau / est toujours mêlé…» Nouvelle version donc de Am See, publié une première fois il y a plus de vingt ans, et qui sous le cliché de carte postale convoque un imaginaire que Catherine Weinzaepflen de livre en livre sollicita : l’idée et la sensation de la correspondance épistolaire, du rendez-vous amoureux pris à l’autre bout du monde, du voyage donc et de la villégiature, et du paysage, naturel ou urbain, des villes enfin…
« Au-dessus de la porte d’entrée du café d’où je t’écris, l’image d’un immense paquebot dans un cadre en loupe. Tu vois où je veux en venir… » Qu’importe la destination. Seuls importent l’horizon et l’odeur de la haute mer, ou la perspective des villes. La perspective de Paris même, où elle s’installa en 1977, quittant alors Strasbourg, sa ville natale, qui de sa vie ni de son oeuvre ne s’effaça certes pas : « toujours la pensée de Goethe, lâche-t-elle ainsi au détour d’une page de Le temps du tableau, juste paru. La pensée de Goethe et sa «germanitude» à lui, associée aux tilleuls de la rue Froidevaux à Paris. Aux tilleuls en fleur, « unter den Linden ».
Et du vivant théâtre urbain de son 14e arrondissement parisien elle sait aussi ne se priver jamais – voir les formidables croquis humains qu’elle recomposa en libre journal et roman dans La place de mon théâtre (chez Farrago en 2004). Et sa Jeune fille avec entourage, dans Le temps du tableau, en réussit aujourd’hui quelques autres, de ces croquis et portraits – la jeune fille, l’Africain et le Généreux, le muet, l’enfant et la vieille…
Paris donc, où elle voudrait pouvoir vivre indifférente à la nostalgie mais où l’humeur maussade si souvent la rattrape : « Paris est gris, froid, mort / non / c’est moi / la froide morte grise / d’aujourd’hui ». Où la rattrape le spectacle du monde même : « pluie d’hiver sur Paris / un nouvel avion crashé / dans un monde usé / que l’imbécillité / travaille ». Où ce monde la rattrape et la scandalise, et ressuscite toujours à nouveau en elle la « peur fossile » qui jamais ne l’abandonna : « avril déchiré / par le goût sucré du sang / ils tuent en Palestine (…) / mes dents se cognent / entre mâchoires serrées / de rage ».
Car l’appel de l’autre et l’invitation du large toujours en ses méditations l’emporta, et l’emporte loin, là encore. A Saint-Petersbourg ou à Los Angeles comme au Mexique ou en Afghanistan, en des sites et des villes et des paysages humains où elle se souvient parfois de l’Europe, dit-elle, comme d’une autre planète.
L’avenir il y a longtemps allait de soi, songe-t-elle, et quel rapport aujourd’hui entre les états et douleurs intimes et le sort du monde ? C’est par où s’avance la rêverie de l’écrivain, sa confidence, sa quête – d’amour et d’amitié, et de tendresse. Entre des étincelles d’humanité et les échos des explosifs meurtriers qui ensanglantent la planète. Dans l’intensité humaine et érotique et poétique, incisive autant que bouleversée, qu’entre mémoires et paysages tricote là encore une fois, mariant récit et théâtre et correspondance, le Journal de Catherine Weinzaepflen.
Antoine Wicker