Vendredi 19 novembre, Radio Fidélité à organisé son radio don ! Une journée spéciale qui permet à Radio Fidélité de rassembler les fonds nécessaires à son bon fonctionnement.
Tout au long de cette journée, les animateurs et les invités se sont succédé à l’antenne pour inciter les auditeurs à donner à la radio. Ce fonctionnement, qui permet à la radio de vivre grâce aux dons ses auditeurs, est plutôt rare dans l’économie des radios associatives. Justement, dans philo & co nous nous intéressons à ce qu’apportent la charité et le don dans la recherche du bonheur. Depuis le début du mois, Philo& co questionne la quête du bonheur avec Emmanuel Jaffelin, professeur de philosophie, auteur de nombreux ouvrages sur la gentillesse et tout récemment de « Célébrations du bonheur » chez Michel Laffon. Vous écouterez les podcasts des épisodes précédents sur notre site internet pour en savoir plus sur ce qui nous amène, ou non, à être plus heureux.Quel intérêt y a t’il à être gentil ? Pourquoi donner de façon désintéressée à l’autre ? Réponse avec Emmanuel Jaffelin.
Illustration : La Charité, d’Andrea D’AGNOLO DI FRANCESCO dit Andrea DEL SARTO – Crédit photographique : Cécile Clos/Musée d’arts de Nant
Je connaissais ce philosophe du bonheur, grâce à son ouvrage Éloge de la gentillesse, que je considérais comme un livre salvateur pour le début de ce nouveau siècle qui ne cesse de marteler l’idée de bienveillance, vidant le mot de son sens premier. Avec son nouvel ouvrage, j’ai trouvé un vrai philosophe, s’adressant à tous, comme le faisait autrefois Socrate, prêt à dialoguer avec le plus humble, comme le plus puissant. Nous avons réalisé un entretien, que je vous livre ici.
Marc Alpozzo : Emmanuel, je vais te tutoyer, parce qu’à la lecture de ton Manuel de sagesse, Célébrations du Bonheur, que ton éditeur nomme à tort il me semble, « Guide », tu reprends la seconde personne du singulier pour t’adresser au lecteur, comme le faisait Épicure, ou Socrate lorsqu’il s’adressait à un interlocuteur qu’il soit un ami ou un inconnu. La première personne du pluriel n’existant pas en grec ancien, il n’y avait aucune possibilité de vouvoiement, mais je pense que tu as peut-être une autre raison encore de t’adresser au lecteur par la forme du « tu », peux-tu nous éclairer sur le sujet ? Et par ailleurs, que veut dire pour toi célébrer le Bonheur ?
Emmanuel Jaffelin : Cher Marc, tu me marques par un tel tutoiement spontané. Mais rassure-toi, le tutoiement ne tue pas alors que le voussoiement nous noie. Je tutoie le lecteur car je pense que le fait de se plonger dans un livre par la lecture fonde un accouplement plus efficient du lecteur et de l’auteur que celui qui se plonge dans un lit avec un autre corps. Dit autrement, mon tutoiement n’est pas un harponnage du lecteur, mais une invitation à l’intimité intellectuelle sur fond de cosmos. En espérant que mon tutoiement te paraîtra plus cosmique que comique ! Et puis les écrits attribués à Épictète n’ont pas été son produit mais le fruit des notes d’un disciple[1] qui adorait ses cours et épousait sa réflexion. A la différence de Socrate qui parlait fort sur la place publique d’Athènes, j’écris doucement, sur un ordinateur, un livre pouvant toucher le public en silence dans un premier temps, dans le bruit de mes conférences dans un second. La lecture de ce livre pourra « guider » le lecteur vers le Bonheur. A défaut de Guide, disons que ce livre est un au moins un « guidon » !
M.A. : Ton texte s’adresse à l’ami de la sagesse, à l’homme en quête de bonheur. Ce n’est pas un texte compliqué dans sa forme, mais il est très riche en explications et en analyses. Ta thèse me semble être celle-ci : n’ayez pas peur du bonheur, il sera un vampire nettement moins vorace en temps et en énergie que le malheur. Et tu ajoutes : soyez gentils, ce sera le premier pas dans le bonheur et vous gagnerez infiniment plus qu’à être méchants. Je note que tu te réfères à un mot aujourd’hui un peu désuet, la gentillesse[2], alors que le grand mot à la mode est à notre époque la « bienveillance ». Toi qui montres que « faire le mal pour être heureux » est une croyance bête du méchant, « aussi peu réaliste que de croire que l’eau produira le feu », que penses-tu de cette injonction contemporaine de bienveillance qui a envahi toutes les sphères de la société, éducation, politique, culture, etc. ?
E. J. : Cher Marc, je re-marque plusieurs questions dans celle-ci :
1- Le bonheur est-il moins vorace en temps et en énergie que le malheur ?
2- La gentillesse est-elle une marche ou un moyen d’accéder au Bonheur ?
3- Faut-il préférer la Bienveillance à la Gentillesse ?
Oui, à la première question ! Le Bonheur ne te bouffe pas ! Il te nourrit : il est donc le contraire d’un vampire en alimentant ton sang en globules et plasma plutôt qu’en te saignant !
Oui, à la seconde question : les méchants chutent en faisant chuter les autres. Il est donc logique que son opposé- le Gentil ou la Gentille – s’élève en élevant les autres par le petit service qui leur rend. Je n’hésite donc pas à dire que la Gentillesse constitue une propédeutique au BONHEUR, la méchanceté conduisant presque toujours ses acteurs au malheur ( voir la fin de Hitler ou de Khadafi).
Non, pour la troisième. Les raisons pour lesquelles notre société préfère la Bienveillance à la Gentillesse sont au moins au nombre de deux :
La première est lexicale et tient à l’ambiguïté (avant la parution de mes 4 livres sur la gentillesse) du terme gentil : venu du latin gentilis qui désigne le noble, le terme se dégrade et le proto-christianisme s’en empare pour désigner l’impie, c’est-à-dire le non-chrétien. Souviens-toi que Saint-Paul est connu comme l’apôtre des Gentils, ce qui ne signifie ni qu’il est gentil ni méchant, mais qu’il est le chrétien qui s’efforce à convertir les impies en chrétiens ! Gentillesse est synonyme de faiblesse en français, et les citoyens français préfèrent se faire qualifier de « sympathiques » plutôt que de « gentils » , synonyme issu du Grec antique, mais apparemment[3] plus positif. Une fois posé ce cadre lexical, il est donc aisé de comprendre que les genres préfèrent être dits « bienveillants » plutôt que « gentils ». Selon moi, ils confondent « Gentils » et « Gentillets[4] ».
La seconde raison de cette préférence tient au fait que la Bienveillance est une relation humaine verticale entre deux êtres humains. Le père est ainsi bienveillant pour son petit enfant, plus que l’inverse. En prison, le gardien peut se montrer bienveillant envers son détenu, non l’inverse, par exemple en acceptant de prolonger le temps d’une personne qui vient lui rendre visite. La Gentillesse, à l’inverse est une relation horizontale : un détenu peut se montrer gentil envers son gardien en l’aidant à rechercher ses lunettes qu’il a perdues car posées quelque part dans le couloir en servant le repas ou le courrier aux détenus. De même un salarié peut se montrer gentil envers un manager ou D.R.H qui lui demande de l’aider à faire quelque chose sur le lieu de travail mais sans rapport avec les compétences pour lesquelles ledit salarié est rémunéré. Il va de soi que les Entreprises, comme notre société, préfèrent la Bienveillance à la Gentillesse car elles sont paternalistes et préfèrent l’inégalité à l’égalité. En bref, la gentillesse est plus démocratique que la Bienveillance, mais elle suppose d’être le fruit d’une éducation, ce qui est loin d’être le cas.
M.A. : Ton livre se divise en trois chapitres : « Le Malheur », « L’Heur » et « Le Bonheur ». Comme s’il y avait une dialectique et que nous ne pouvions parvenir au Bonheur sans d’abord passer par les deux premiers termes. Si donc tu es stoïcien, tu es aussi hégélien. Ton Manuel, qui reprend la méthode de la Lettre à Ménécée d’Épicure, et du Manuel d’Épictète, utilise un très grand nombre d’exemple d’hommes et de femmes qui ont travaillé à leur bonheur, comme si l’étymologie du mot était en elle-même un leurre, et non l’Heur, et que le Bonheur n’était en réalité pas un hasard. Épictète dans l’Antiquité, Bill Sauvage durant la Seconde guerre mondiale, Sainte Thérèse au XIXe siècle, Stephen Hawking au XXe siècle ainsi qu’un journaliste un peu oublié aujourd’hui, Jean-Dominique Baudry, qui a écrit un livre remarquable, Le scaphandre et le papillon (1998). Or, ce que tu écris dans ce chapitre est pour moi très important, puisque tu montres que nos sociétés occidentales postmodernes sont des sociétés de la victimisation, que tu appelles « victimité », et qu’elles refusent de dépasser l’événement « pour faire de leur existence une énergie conduisant au Bonheur ». Ta thèse est la suivante : il faut passer de la « victimité » à la responsabilité. Qu’est-ce que cette tendance à la victimisation et aux pleurnicheries face aux événements nous dit sur nous-mêmes, et pourquoi d’après toi ce refus de se responsabiliser en recherchant le Bonheur plus que le Malheur gagne sur tout le reste ?
E.J. : En effet, l’exemple joue un rôle clé dans ma philosophie comme chez les philosophes antiques. Ce qui ne peut se prouver scientifiquement doit au moins être montré par des exemples qui ouvrent notre regard sur la réalité. Or, l’un des paradoxes de ce livre n’est pas son côté dialectique (et je ne défends pas du tout l’idée hégélienne de la négativité dialectique qui voit dans le négatif la voie du positif : je pense au contraire qu’il ne sert à rien de faire l’expérience du mal comme méchant pour être heureux), mais plutôt, dans une époque, où règne la croyance en la science, le citoyen se pense faiblement comme une victime potentielle de plein de maux pouvant lui arriver, ce qui lui fait abandonner son pouvoir de ré-pondre des événements qui lui arrivent. Cette société l’invite d’ailleurs à toujours chercher la cause de cet événement hors de sa responsabilité et de sa prévision. Cette idée de victimité est centrale dans notre société qui voit fleurir les assureurs qui nous dé-responsabilisent et nous infantilisent en prévoyant de nous offrir des dé-dommagements en cas d’avènement de ces événements (accidents, incendies, inondation, maladies etc.) Et, paradoxalement, un monde sur-assuré est plus malheureux qu’une société qui cultive la res-ponsabilité, donc l’anticipation et l’intelligence plutôt que la peur et le paiement pour la dissiper. Etre sûr de soi, ce n’est pas s’assurer, mais se rassurer soi-même ! Et c’est gratis !
M.A. : Grâce à trois grandes histoires d’amour (Roméo et Juliette, Colin et Chloé et Solal et Ariane[5]), tu définis l’Heur comme n’étant pas le Bonheur. Pour toi, l’amour sous la forme du coup de foudre n’est pas de l’amour mais un leurre, puisqu’en paraphrasant Romain Gary on pourrait dire que ça commence en s’envoyant des fleurs et que ça finit en s’envoyant des rasoirs (je cite de tête). Pour toi, toute chance n’est pas bonheur, car toute chance se tourne un jour en mal chance, comme le coup de foudre tourne un jour en « coup de poudre ». Mais plutôt que de nous déprimer, toi le philosophe du bonheur, au contraire tu trouves un petit chemin, certes escarpé mais suffisamment large pour que l’on se fraye un passage : le don. Peux-tu expliquer aux lecteurs en quoi le don est un véritable acte d’amour qui conduit de l’Heur au bon-Heur (ce que n’est pas la passion de Roméo pour Juliette et inversement) ?
E.J. : Merci de reprendre ces trois exemples de coups de foudre, mais il faut noter que dans ce chapitre sur l’heur, mot qui vient du latin augurium qui désigne le présage, je mets en relation les coups de foudre et les gains au loto, l’amour et le jeu, pour ne pas dire l’amour comme un jeu et le jeu comme un amour : les deux sont liés pour ne pas être heureux parce qu’ils sont fondés sur un instant (gain au loto par chance, coupe de foudre en amour par pulsions inconscientes).
Quant au Don, donc, seul solide fondement de l’amour, il suppose que je ne suis pas vide et donc pas en manque, mais plein. Seuls ceux qui sont « vides » prennent, volent, capturent, enlèvent. Les prédateurs sont donc plus vides que les donateurs et je parle d’un vide plus psychique, intellectuel et moral que physique, économique et vital !
M.A. : Je vais peut-être terminer cet entretien par dire que la lecture de ton Manuel est un véritable Bon-Heur (si tu me permets) et je vais aussi en dévoiler la fin (je vais spoiler le sus-pense, pour reprendre une terminologie à la mode) en disant que le bonheur est moins une affaire de chance que de « construction », de méthode. Si tant de gens ont peur du bonheur c’est qu’ils ne savent pas que ce n’est pas une chance ni que c’est intimement lié aux événements, mais que le Bonheur est bien une construction à l’intérieur de soi et que cela demande d’abord une conversion intérieure, ainsi qu’un dépassement de nos peurs et de nos angoisses (ce dont tu parles dans ton ouvrage) ; cela demande que l’on mette un terme à la peur de l’accueil de l’inconnu en soi. Celui qui se met en quête du bonheur n’est pas un homme qui compte sur la chance, (ce qui le rendrait dépendant de l’événement et créerait tôt ou tard son mal-Heur) comme le joueur au Loto, mais plutôt un sage qui ne se préoccupe que de ce qui dépend de lui et ne se préoccupe pas de ce qui ne dépend pas de lui, selon la formule d’Épictète dans son Manuel[6]. Penses-tu que cette capacité à accueillir les événements sans chercher à leur imposer en vain sa volonté est une méthode suffisante pour garantir son bonheur, et pourquoi penses-tu que ce Bonheur-là n’est pas une illusion ?
E.J. : Je te remercie de cette terminaison bienheureuse et de ta trahison altruiste qui vaut Don et également mon par-don. Oui, le Bonheur doit être dégagé de cette manie sociale actuelle qui est bassement matérialiste. Il y a des gens jeunes, riches, en pleine forme et malheureux tandis que d’autres sont vieux, pauvres, gravement malades et très heureux.
La thèse d’Épictète est plus facile à comprendre qu’à pratiquer : accepter tout ce qui nous arrive, même ce que nous estimons négatif (maladie, accident, etc). Une telle pratique de cet accord avec le réel ou, hors écologie, de cette harmonie avec la nature[7] est le fondement de la sagesse stoïcienne qui mérite d’être développée vu ce que l’humanité s’apprête à voir dans les prochaines décennies ( Réchauffement, climatique, montée du niveau de la mer, etc. sans parler des volcans et des météorites…). Et rappeler que la thèse de ce livre est du stoïcisme est que : le Bonheur ne doit pas être un but de l’existence ; il ne peut être qu’un effet de la sagesse comme harmonie avec le cosmos, sagesse qu’il importe de se donner comme but. En espérant que Marc marquera des buts par cette interviou !
Heureusement tienne, lecteur !
Emmanuel Jaffelin, Célébrations du Bonheur, Guide de sagesse pour ceux qui veulent être heureux, Michel Lafon, septembre 2021, 175 pages, 12 euros
[1] -Arrien a recueilli les propos d’Épictète qui furent regroupés en plusieurs ouvrages (huit) dont il ne reste plus que deux : le Manuel et Les Entretiens, deux livres centrés sur la manière de conduire sa vie pour atteindre la sagesse. Vraiment un bon Arrien !
[2] Emmanuel Jaffelin a écrit un Éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2010 (Pocket, 2016), et un Petit éloge de la gentillesse, Paris, François Bourin, 2011 (J’ai lu, 2015). Puis Un Eloge de la Gentillesse en Entreprise (First Editions, 2015, en poche ; Osez la Gentillesse en Entreprise, Le Passeur éditeur, 2020) et, enfin, last but not least, un Cahier d’exercices de Gentillesse (Editions Jouvence,2016).
[3] – l’Étymologie nous renvoie en Grec antique à sym-patheia et donc à pathos : nous partageons la souffrance d’autrui en éprouvant pour lui de la sympathie. Sympathique est donc moins positif que le premier sens romain de gentil (à avoir « noble »), mais plus que le second qui est chrétien (l’impie)
[4] – Adjectif qui désigne une personne faible et se laissant mener par le bout du nez, s’avérant incapable dire « non ».
[5] Respectivement Roméo et Juliette de Shakespeare, L’écume des jours de Boris Vian, Belle du seigneur d’Albert Cohen.
[7] – « Vivre conformément à la nature » est l’adage stoÏcien par excellence qui consiste à accepter le réel. En Grec ancien : homologoumenon te phusei.
Marie Bernardeau a reçu mercredi 3 novembre 2021 le philosophe Emmanuel Jaffelin dans son émission Le 14- 17 de France infos pour son livre « Célébrations du bonheur »
On dit que le bonheur est le but d’une vie, mais est-il à la portée de tous et à quelles conditions ? Comment faire pour être heureux malgré les difficultés de la vie ? L’est-on plus en vieillissant ? Autant de questions qui trouvent des réponses dans le dernier livre du philosophe Emmanuel Jaffelin que nous avons eu le plaisir de rencontrer.
Comment avez-vous abordé et vécu, à titre personnel, mais aussi en tant que philosophe et observateur, cette crise sanitaire depuis son arrivée ?
Emmanuel Jaffelin : Avec beaucoup de conditions pour exercer la sagesse et m’appliquer ce que j’enseignais à mes élèves à travers Epictète, qui est un des représentants du stoïcisme antique. Il faut bien comprendre que nous n’enseignons plus la sagesse. La philosophie est devenue quelque chose de strictement intellectuel qui doit donner à l’esprit des élèves – enfants, adolescents ou adultes – l’occasion de réfléchir, mais en aucun cas l’occasion de modifier leur mode de vie. C’est d’ailleurs interdit par la laïcité. La philosophie telle qu’elle est enseignée dans les lycées n’est pas là pour enseigner la sagesse. Elle est simplement une propédeutique à la réflexion ; un peu comme les mathématiques ne sont pas là pour former à la physique.
Vous êtes souvent qualifié par les médias de« philosophe de la gentillesse », suite au succès depuis dix ans de vos différents essais sur cette thématique. Quel regard portez-vous sur les phénomènes de division, voire de haine, qui secouent la société française actuellement ?
E.J. : Ils sont le signe que nous ne sommes pas un pays où l’on vit heureux. Il y a évidemment plein d’explications sociologiques, politiques, socio-économiques que je laisse de côté, en tous cas, il est sûr que la France n’est pas un pays qui veut inviter ses citoyens à être heureux. Cette notion ne fait pas du tout partie de la devise républicaine « Liberté, Egalité, Fraternité ». Exit le bonheur.
Comment expliquer le mal-être actuel ? Est-ce que les gens sont en train de prendre conscience de leur propre finitude ou est-ce avant tout un problème de confiance dans la parole publique ?
E.J. : Si je peux répondre par une troisième solution, je crois que c’est une absence de conscience de la présence de chaque être humain dans le Cosmos (l’Univers). Et le problème de notre société et des sociétés occidentales en général, c’est qu’elles ont eu tendance à éduquer et à faire croire à l’individu qu’il était le centre du monde. Elles ont développé l’égotisme qui est bien pire que le narcissisme pour lequel il suffit un lac ou une mare dont l’eau permet à Narcisse de se regarder et s’admirer. Alors que là, l’idéologie invite les individus à se considérer comme uniques au monde et exceptionnels. Il n’y a donc plus de conscience du Cosmos et personne ne prend sa place au milieu des évènements, tout en étant surpris par chaque évènement auquel il est confronté individuellement et collectivement.
Vous avez sorti en septembre un nouvel essai chez Michel Lafon intitulé « Célébrations du bonheur ». Pourquoi ? Parce que tout le monde le recherche au fond de lui ou parce que c’est un thème qui fait vendre ?
E.J. : J’ignorais que ce thème se vendait. Même si mon livre devait se vendre, je crois que le Bonheur ne s’achète pas, il se mérite, il suppose un effort d’intellection et de volonté. D’intellection, c’est-à-dire d’intelligence du monde dans lequel on vit et dont les évènements doivent être anticipés, prévus, afin que, lorsque cet évènement arrive, il soit accepté. Et ça, c’est toute une philosophie qui est peu compatible avec le monde égocentrique et égotique dans lequel nous vivons. C’est bien pour cela que je n’ai pas du tout écrit ce livre avec la croyance que j’allais le vendre, tellement il est à rebours d’une société fondée sur le plaisir. Or le Bonheur n’est ni un plaisir ni une forme suprême du plaisir.
Vous expliquez justement qu’on ne peut goûter au bonheur que lorsqu’on a compris et admis qu’il devait toujours être un effet, jamais un but. Expliquez-nous.
E.J. : En général, quand on a un besoin à satisfaire comme avoir faim ou avoir soif, on se fixe pour but de manger ou de boire. Et je pourrais dire la même chose non pas du besoin mais du désir, notamment sexuel. Le Bonheur n’a rien à voir avec cela : il n’est pas le fruit d’un manque. Si on cherche à être heureux, on n’aura aucune chance d’y arriver surtout si l’on n’a pas fait l’effort de le comprendre et de le définir. Par conséquent, le Bonheur est une harmonie avec soi-même et le monde, un équilibre de l’âme. Ce que les épicuriens appellent l’ataraxie et les stoïciens l’apathie. L’ataraxie, c’est l’absence de troubles. L’apathie vient du mot grec pathos. C’est donc l’absence de pathos, moins l’absence de pathologie que l’absence de passion. Autrement dit, pour être heureux, il ne faut pas être passif, il ne faut pas se laisser envahir par ses passions ; au contraire, il faut être actif, donc plutôt mobiliser sa volonté que son désir. Et le principal objet de la volonté, c’est d’être capable de se penser comme une particule au milieu de l’Univers et de prévoir tout ce qui peut nous arriver, sachant qu’il peut nous arriver beaucoup de choses, des bonnes et d’autres dites « mauvaises ». Donc, même quand une chose dite mauvaise arrive, dans la mesure où elle a été prévue, elle est accueillie.
Vous citez d’ailleurs dans votre livre le cas de personnes gravement malades ou handicapées qui ont trouvé le secret du bonheur…
E.J. : Oui, en effet, ce sont des personnes gravement malades ou atteintes de maladies incurables et qui l’acceptent. Elles font plus que survivre, elles vivent mieux que des personnes en bonne santé, elles vivent heureuses. Parce que le Bonheur, c’est développer leur capacité à accepter la réalité, plutôt que de sans cesse la refouler, en se plaçant dans une position – courante depuis le milieu du XXe siècle – qui est celle de la victimité. Moi j’invite les gens à être heureux en étant responsables. Etre responsable, ce n’est pas seulement la capacité à répondre de nos actes, mais c’est de pouvoir éviter de se considérer victime de ce qui nous est arrivé.
Donc, si je vous comprends bien, on a tous la capacité de changer la donne ? Cela veut-il dire, selon le dicton populaire, que « Quand on veut, on peut » ?
E.J. : Oui, mais le bonheur n’est pas le but de la volonté. Il est au mieux son effet secondaire, dont le premier est la responsabilité. Quand on veut être heureux, on peut être heureux, malgré toutes les circonstances jouissives de notre société. Le paradoxe du bonheur, il est là, on n’a pas besoin de remplir toutes les conditions matérielles et superficielles, qui sont celles de notre société et qui se vendent, pour être heureux. C’est pour cette raison que le bonheur se conquiert et qu’il ne se vend pas.
On se rend compte en regardant autour de soi qu’il y a des gens qui semblent avoir tout pour être heureux mais qui ne le sont pourtant pas. Comment l’expliquer ?
E.J. : Peut-être parce qu’ils ont perdu le sens de l’effort, qu’ils vivent dans les acquis et que tout ce qui peut contredire un acquis les contrarie. Prenons un exemple que je ne cite pas dans mon dernier livre, celui de Dorine Bourneton. Voilà une jeune femme qui a eu un accident d’avion quand elle avait 16 ans et qui a perdu l’usage de ses jambes. Elle est devenue à force de volonté et d’efforts une pilote aguerrie, même la première femme pilote de voltige aérienne en situation de handicap. On a aménagé l’avion pour qu’elle puisse conduire sans les jambes. Elle décolle, elle vole, alors que des personnes sans handicap n’y arriveront pas ! On voit bien que les gens heureux sont des gens qui sont capables de dépasser mentalement intellectuellement, de manière sapientiale, les handicaps que lui fournisse la réalité.
Le bonheur est-il également accessible par une forme de sagesse ?
E.J. : C’en est même la seule condition ! C’est pour cela que je pourrais dire qu’il est difficile d’enseigner le Bonheur dans un lycée, en cours de philosophie, dans une république laïque et laïcarde, dans la mesure où des parents viendraient dire aux professeurs qu’ils ont une autre conception du bonheur qui peut être post-mortem ou en ayant accès au paradis. La question de la sagesse est donc une question très personnelle.
Peut-on trouver d’autres voies pour parvenir à ce bonheur, à cette sagesse, comme de ne pas mettre la barre trop haute, de cultiver la gratitude et la gentillesse, de profiter de l’instant présent ?
E.J. : Je ne les trouve pas mauvaises mais je trouve que l’absence de contraintes élevées est un sous-épicurisme. La vie nous offre des contraintes à accepter pour les dépasser. Je dirais même que c’est parce qu’il nous arrive des problèmes, et parce qu’on les accepte et qu’on les surmonte, qu’on se met à aimer les avoir eus. Il y a plein de gens qui avouent que leur évolution personnelle ou sociale, elle leur vient de handicaps ou d’obstacles qu’ils ont réussi à dépasser ou à sauter.
Est-ce qu’en recherchant le bonheur d’autrui on peut être heureux soi-même, ou est-ce en se donnant les moyens de son propre bonheur qu’on rend les autres heureux ? Ou les deux à la fois ?
E.J. : C’est une bonne question. J’ai eu dernièrement un échange sur LinkedIn avec un homme qui s’appelle Pascal Alexandre. J’en parle ici parce qu’il m’a autorisé à le citer. Il lui est arrivé quelque chose d’insupportable pour le commun des mortels. Il a eu un enfant, une petite fille, Julie, née en 1999, à qui les médecins ont diagnostiqué une grave maladie, plus précisément un syndrome de Prader Willy. Ce papa savait au bout de quelques mois que sa fille était condamnée à la mort et elle a beaucoup souffert. Quand cette petite fille voyait ses parents souffrir, elle les enlaçait, leur souriait et les rassurait. On constate que c’est souvent la personne qui souffre le plus et qui voit les autres en pâtir qui surmonte le pathos, la passivité, et qui devient active. Paradoxalement, ce que dit le père, c’est qu’il a subi une leçon de cette vie courte de sa fille, une leçon de vie. A travers cet exemple, on voit bien que c’est le bonheur rendu par le courage et la capacité de cette petite fille à surmonter la tristesse et la douleur de ses parents qui a généré une ouverture au monde entier, à autrui.
La « recette » est-elle la même à tout âge, notamment quand on vieillit ? Plus d’expérience devrait nous amener à plus de sagesse, donc à être plus heureux ?
E.J. : Les seniors, par définition, c’est l’âge de la sagesse. On n’est pas sage à 5 ou à 7 ans. On n’a pas eu assez d’expérience de la vie. Un enfant ne sait pas tout ce qui peut lui arriver et ce qui va lui être enseigné. On va lui ouvrir les yeux pour qu’il devienne par exemple prudent. On vit dans une société tellement peureuse qu’on veut éviter à tout enfant qu’il lui arrive quoi que ce soit, d’où la montée en puissance des assurances. On vit dans la peur. Les personnes âgées ont le mérite d’avoir une expérience de la vie, une addition de difficultés qu’elles ont rencontrées. Elles apprécient la vie avec un regard plus ouvert ou plus intelligent que les nouveaux nés ou les jeunes enfants.
Et pourtant, le fait de vieillir rend beaucoup de gens malheureux…
E.J. : Oui, parce qu’on est dans une société qui met en valeur le jeunisme, l’apparence, la pseudo-beauté, la flexibilité, la peau lisse, etc. Mais il y a une beauté de la vieillesse qui s’illustre justement par sa sagesse. Ça rime d’ailleurs vieillesse et sagesse. Donc cette beauté-là, les enfants et les jeunes en ont besoin. Il faudrait arrêter de décrédibiliser les seniors dans une société qui devrait plutôt y voir une lumière ; une société qui paradoxalement arrête de faire des enfants. En même temps, elle valorise le jeunisme et en même temps, elle développe le nombre de personnes âgées. Je crois que l’espérance de vie avant la seconde guerre mondiale était de 47 ans et qu’on est passé à plus de 80 aujourd’hui. Il serait temps que nous soyons cohérents avec nous-mêmes si nous voulons être heureux. Dans notre société, on survalorise la jeunesse à tel point que les personnes âgées, les femmes comme les hommes, passent par la chirurgie esthétique comme si ce n’était pas beau d’avoir la trace de leur existence sur leur visage. Pourtant, une ride inspire !
Quel message essentiel aimeriez-vous que les lecteurs retiennent de votre dernier livre ?
E.J. : Il faut distinguer le bonheur du plaisir. Il n’est pas une forme supérieure du plaisir. Il est l’harmonie de soi-même avec tous les évènements qui nous arrivent et avec l’Univers. Ce qui demande d’accepter de se placer soi-même dans la situation où l’on est et d’accepter le monde et pour cela d’avoir fait l’effort d’anticiper les évènements qui vont continuer d’arriver, qu’ils soient bons ou dits mauvais. J’aimerais ajouter qu’il n’y a pas d’âge pour être heureux, ce n’est pas au moment de la puberté ou juste avant la ménopause, c’est vraiment une question de conscience de soi-même et de sa place dans l’Univers, c’est-à-dire prendre conscience que nous ne sommes que des particules, qu’on soit jeune ou qu’on soit vieux. ν
Invitation aux journalistes pour assister à la rencontre –
inscription OBLIGATOIRE auprès de l’attachée de presse par sms 06 84 36 31 85 guilaine_depis@yahoo.com
Nos lycéens sont-ils heureux ?
(et si la réponse est non, comment peuvent-ils le devenir facilement ?)
Le philosophe Emmanuel Jaffelin part à leur rencontre pour leur transmettre sa recette du BONHEUR pour tous, facile et accessible.
Mercredi 6 octobre 2021, de 14h à 15h30,
Les Terminales du lycée Sainte-Louise bénéficieront d’un cours de philosophie assez particulier : leur professeur Marc Alpozzo a souhaité convier son confrère Emmanuel Jaffelin à venir présenter aux élèves ses « Célébrations du BONHEUR » (Michel Lafon 2021)
Adresse : Lycée Sainte Louise, 29 rue des Envierges, 75 020 Paris
Célébrations du Bonheur, Emmanuel Jaffelin, Michel Lafon, septembre 2021, 176 pages, 12 €
L’essai d’Emmanuel Jaffelin cherche à nous mettre sur la voie du bonheur et de la sagesse, par une démonstration très didactique en trois parties : l’auteur établit une distinction entre le Malheur, l’Heur et le Bonheur. Le Malheur provient d’un être « méchant », victime de ses pulsions ou passions ; le Malheur est toujours possible car aléatoire, et souvent ressenti comme une injustice. L’Heur, c’est-à-dire la chance, le hasard, apporte momentanément un bienfait, tel le coup de foudre ou le gain au jeu de hasard et d’argent. Le Bonheur, au contraire, est un état qui dépend de soi, qui relève de notre propre volonté et de notre détachement des passions. A l’appui de la démonstration sont convoqués de nombreux exemples, fictionnels ou factuels, mythiques ou contemporains : l’amour (malheureux ?) de Roméo et Juliette, l’histoire de quelques (heureux ?) gagnants du Loto, l’expérience des stoïciens, tel l’esclave Epictète, la vie de l’astrophysicien Stephen Hawking, atteint de sclérose latérale amyotrophique, ou de Jean-Dominique Bauby, qui souffre du syndrome d’enfermement, les amours romancées de Solal et Ariane dans Belle du Seigneur ou de Chloé et Colin dans L’Ecume des jours, les épisodes de la série Minority Report, inspirés de l’ouvrage de Philip K. Dick et auparavant adaptés en film par Steven Spielberg en 2002, le film Quatre mariages et un enterrement (1994) avec Hugh Grant, etc.
Tous ces pans d’expérience humaine concourent au même but : prouver que le Bonheur est intérieur et construit personnellement, quels que soient les aléas de la vie en matière d’amour et d’argent, quel que soit le regard que porte la société sur tel ou tel statut, situation ou événement. Le Bonheur dépasse le désir ou la haine et doit s’affranchir de la passivité des passions et de la recherche du plaisir pour aller vers l’action et la liberté (au sens stoïcien du terme), c’est-à-dire une certaine forme de libre arbitre, une certaine anticipation et acceptation des événements sans verser dans le fatalisme. C’est du déterminisme qu’il est ici question : la vie est considérée comme une succession de chaînes causales suffisamment lâches pour permettre des variations et des ajustements. « On est d’autant plus libre qu’on sait qu’on ne l’est pas », ou du moins qu’on ne peut l’être entièrement. C’est le paradoxe du Bonheur. Celui-ci est fidélité au réel, duquel trop d’imagination éloigne ; il suppose accueil, lâcher prise et sérénité face au destin (c’est l’ataraxie des stoïciens). Notre espace de liberté réside dans l’usage de notre pensée.
Ainsi, selon Epictète, il y a deux sortes de choses dans notre vie : celles qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. C’est pourquoi il convient de garder la maîtrise des secondes et d’accepter le vieillissement, l’accident, la maladie et la mort, mais aussi l’amour et la richesse, sans se réjouir inconsidérément de l’Heur (la chance extérieure), car le Bonheur est une conséquence de la sagesse (sophia) et non de l’Heur.
Malgré quelques simplifications parfois excessives dues à la vulgarisation de certaines théories philosophiques, à la fin de l’ouvrage, l’essai d’Emmanuel Jaffelin se révèle tout à fait pédagogique (le « tu » socratique est employé de bout en bout, exprimant l’adresse directe au lecteur dans une forme de volonté dialogique), très optimiste et revigorant pour aborder la rentrée scolaire.
Sylvie Ferrando
Agrégé de philosophie, Emmanuel Jaffelin a publié sept livres, dont un Eloge de la gentillesse et un Petit éloge de la gentillesse (2010 et 2011).