« Hélène Rumer sait faire parler le cœur de ses héros » sur « Mortelle petite annonce »

Mortelle petite annonce

Par Étienne Ruhaud

Hélène Rumer, Pearlbookseditions, Suisse, 2023

Les drames familiaux font régulièrement la une, qu’il s’agisse de l’affaire Dupont de Ligonnès, ou, plus récemment de ce père ayant poignardé ses enfants et sa femme à Meaux, dans un accès de folie. Petite-fille de Thomas Narcejac (qui, avec son acolyte Pierre Boileau, demeure un emblème de la littérature populaire), mais aussi traductrice d’allemand, Hélène Rumer a déjà choisi d’évoquer ce thème douloureux dans Profil bas, publié chez Pearlbookseditions, maison suisse, en 2009. Dix ans après son second roman (Le zal, 2013), elle revient avec Mortelle petite annonce, polar sombre, noir, décrivant une situation étouffante, au sein d’un foyer en apparence aisé, normal.

Une histoire de nounou

Le titre est programmatique. Issue d’un milieu modeste, la jeune Rouennaise Laurie est recrutée par les Jarnac pour s’occuper de Polo, le petit-dernier, et pour ranger la demeure, cuisiner, aider aux devoirs. En apparence, les Jarnac sont des gens aisés. Pierre, le père, est cadre dans une entreprise d’armements, quand Marie-Ange, la mère, enseigne les mathématiques au lycée. Antonin et Augustin préparent eux leur entrée en classes préparatoires. Tout semble lisse chez cette famille versaillaise, catholique par tradition. Peu à peu, toutefois, des failles apparaissent : tyran domestique, Pierre boit, et se montre violent. Frappé par la crise du COVID 19, son employeur s’apprête à le licencier, et l’argent vient à manquer, du fait de diverses avanies, jointes à un train de vie excessif. Dépressive suite à la mort d’un nourrisson, Marie-Ange fait bonne figure, tente l’agrégation, sauve les apparences, à grands renforts d’anxiolytiques. Les deux « grands », eux, travaillent sans relâche pour satisfaire un père exigeant, cassant. Enfin, nous apprenons que Nicolas, l’aîné, mis à la porte à cause d’une algarade, la veille de Noël, est parti à La Rochelle, où il vivote tout en se rêvant acteur. En définitive, rien ne fonctionne chez les Jarnac, et tout semble mener au drame final.

Subtilement, Hélène Rumer sait donner corps à la tragédie, tristement banale, en faisant parler directement les personnages, les uns après les autres. Nous suivons ainsi les pensées de Laurie, Pierre et Marie-Ange, sans oublier quelques figures secondaires comme la tante Denise. Pris dans leur monologue, chacun des acteurs paraît enfermé dans son rôle, impuissant à sortir du fatum, et à communiquer avec ses prochesOn songe naturellement aux riches techniques narratives de Sébastien Japrisot, entre autres : cette façon de ménager le suspense, bien que le roman s’ouvre sur la fusillade, soit sur la conclusion. Hyperréaliste, le récit s’ancre véritablement dans le présent. Se trouve ainsi évoquée, en filigrane, la crise du coronavirus, et ses conséquences plus ou moins directes sur l’économie. Tout est précisément daté, ce qui confère à Mortelle petite annonce un ton vrai.

Un livre sensible et attachant

Mortelle petite annonce ne constitue pas pour autant un simple déroulé documentaire froid. Un lyrisme certain affleure entre les lignes, au détour d’un passage, au moment même où tout semble glisser, déraper, jusqu’à l’issue fatale. Prisonnier de lui-même, jouant tant bien que mal son rôle, chaque protagoniste montre un visage humain, parfois émouvant, jusqu’au père. Haïssable, Pierre est en réalité un homme fragile, dépassé, ruiné, ainsi qu’il se l’avoue à lui-même sur le dallage de la salle de bains, en train d’agoniser après avoir supprimé les siens : Tout cela devenait très dur à supporter. J’avais l’impression de jouer un mauvais rôle dans ma vie d’homme, de mari et de père. Toutes ces pensées se superposaient dans mon esprit (p. 136). Ainsi se sent-il profondément responsable du suicide de Nicolas, jeune au tempérament artiste, incompris, malade. Martyre, conservant une façade BCBG, Marie-Ange, dont le nom semble prédestiné, ne peut plus remplir son rôle de mère-courage, et ce malgré l’aide de Laurie, dévouée, attachée à Polo, en décalage avec ce milieu (faussement) aisé. Finement, Hélène Rumer sait faire parler le cœur de ses héros, ou plutôt de ses anti-héros, tous étant dépassés, à l’exception de Laurie, qui assure ses tâches, bon an mal an.

Roman classique, sans audace mais de bonne facture, servi par un style direct, Mortelle petite annonce se lit facilement, sans ennui ni sensation de temps mort. On vibre avec cette famille, prise dans un engrenage fatal. En outre, une légère critique de la société bourgeoise point par endroits, sans qu’on puisse pour autant parler de récit sociologique. Le personnage le plus sain demeure finalement Laurie, fille du peuple tournée vers l’avenir, franche, naturelle, et que Marie-Ange juge, de prime abord, vulgaire, mal habillée. Édité en Suisse, donc, le livre est hélas desservi par un intitulé sans doute un peu « bateau », un peu quelconque, et par une couverture somme toute banale, représentant une fleur de nénuphar blanc sur fond noir. On peut le regretter. Le contenu, lui, demeure intéressant.

« un bon roman à suspense, original » (sur Hélène Rumer, « Mortelle petite annonce »)

Hélène Rumer, Mortelle petite annonce

Un bon roman à suspense écrit de façon originale. Tout part d’une petite annonce pour trouver une baby-sitter pour enfant de 5 ans, nourrie à condition qu’elle prépare les repas et logée dans un studio de 25 m² indépendant à côte de la grande maison dans un parc. Résumé par « un commandant » de police, il s’agit « d’un truc bien glauque dans une ville bien bourge » (p.166). On dirait plutôt les propos d’un adjudant, qui jadis menait les enquêtes, aujourd’hui, il faut qu’il ait au moins le grade de commandant – à quand le général ? L’histoire commence donc par un massacre en pleine nuit d’une famille aisée de Versailles avec trois enfants, par le père lui-même, au bout du rouleau. Un drame à la Dupont de Ligonès avec famille catho tradi, modèle maths-sup pour les garçons et machisme ambiant dans le couple.

Seule la baby-sitter en réchappe, puisqu’elle devait partir pour une semaine de vacances et que son train vers l’ouest a été supprimé par la SNCF pour « travaux » jusqu’au lendemain matin. Les éternels « travaux » de la SNCF qui, comme Sisyphe, pousse chaque année son rocher pour recommencer l’année suivante parce qu’il a dévalé. Laurie est décalée, issue d’un milieu populaire et élevée par sa mère seule, une égoïste inculte. Mais elle s’est attachée au petit dernier, Paul dit Polo, 5 ans, qui manque d’amour à la maison.

En effet, le père travaille beaucoup dans la sécurité informatique pour une société d’armement et n’est pas reconnu par son N+1, pervers narcissique typique. La mère est prof de maths mais en dépression depuis huit ans pour avoir perdu une petite Pauline de quelques mois à cause de la mort subite du nourrisson. Les deux autres enfants sont des mâles de 17 et 15 ans qui gardent leurs distances avec la jeune baby-sitter, poussés par leur père vers les maths et la physique, et engueulés pour leurs résultats pas toujours en progression.

S’ajoute à ce tableau de stress et d’amertume le fantôme d’un mystérieux « Nicolas » dont personne ne veut parler, et dont la chambre occupée un temps à l’étage a été condamnée, laissée en l’état et fermée à clé. Sauf qu’une fuite d’eau, due à une branche tombée du cèdre sur le toit lors d’une tempête versaillaise, exige son ouverture, ravivant des souvenirs qu’on aimerait mettre sous le tapis.

L’histoire est racontée par les témoins du drame, les principaux personnages de la famille, la baby-sitter la tante, les voisins, le commandant de police, des amis, des témoins au travail. Elle progresse ainsi par des visions croisées, partielles et complémentaires, dévoilant à mesure le drame de couple complexe qui s’est joué.

Le père a toujours été fêtard et flambeur, il est rattrapé par sa propension aux addictions en sombrant dans l’alcoolisme, d’autant que ça va mal dans son couple, mal à son travail, mal avec son banquier – et mal dans sa tête. Curieuse façon d’écrire, il « ouvre une bouteille de scotch ou de whisky » (p.94), comme si le scotch n’était pas un whisky d’Écosse – dirait-on « un scotch-terrier ou un chien »… ? Le père se sent coupable du naufrage qui vient, de plus en plus coupable.

La mère subit la violence de l’alcoolique qui sert d’exutoire aux frustrations, d’autant qu’elle reste passive, dans son rôle tradi de catho effacée, bien que n’étant pas mère au foyer. Ses enfants sont des garçons, ce pourquoi elle n’intervient pas pour eux. Laissé sans échanges sur l’oreiller ni à table, fautif d’avoir eu un moment de colère qui a fait rompre les ponts à « Nicolas », le père monte en pression. Son épouse et mère ne sert à rien, ni de raison ni de soupape, elle ne songe au contraire qu’à le fuir, dénier les problèmes, divorcer peut-être malgré la réprobation sociale catholique bourgeoise de la ville. Chacun se révèle victime et coupable, tournant en rond dans le huis-clos familial, accentué par les confinements Covid.

C’est l’impasse, donc le drame. Quand tout repose sur les épaules du père, accusé un peu vite de machisme par le féminisme d’ambiance, quand l’épouse reste sans rien tenter ni dire, préférant le confort mental de sa dépression et ses médocs adjuvants, quand les garçons n’osent pas dire ce qu’ils veulent et s’opposer – il finit par craquer. A l’effarement de Laurie, qui en parle au moins avec son psy. Les non-dits des souffrances sont ravageurs pour la personnalité, qu’on se le dise.

Oui, c’est un bon roman à suspense, original.

Hélène Rumer, Mortelle petite annonce, 2023, Pearlsbookedition Zurich, 201 pages, €18,00

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