Le Monde – Histoire et civilisations recommande de lire Thierry Gineste
Catégorie : ACTU Thierry Gineste
Le magazine « Visite actuelle » met à l’honneur Léo Koesten et Thierry Gineste deux auteurs de Balustrade ayant participé à leur colloque
« Le Jour où » émission de Thierry Gineste à réécouter, bravo à Cendrine Genty
Réécouter l’émission ici sur Vivre FM
« Le jour où.. un message vocal m’a brusquement propulsé dans mon passé » Thierry Gineste, Médecin Psychiatre & Auteur
Podcast diffusé le 16/01 à 02h00.
Cendrine Genty reçoit Thierry Gineste dans « Le jour où… ». Thierry s’est construit sur deux drames, le décès de son père, jeune lieutenant de la Légion Etrangère, qui meurt lors d’une embuscade en Indochine l’année de ses quatre ans. Puis sur l’abandon de sa mère qui choisit de rompre avec la famille paternelle, de s’éloigner de sa famille maternelle et de mettre en pensions ses enfants.
Pour le petit garçon, un réflexe de survie surgit : celui de devenir le meilleur à l’école, puis dans la poursuite de ses études. Instinctivement, l’enfant s’est fixé un objectif. Un objectif qui va le sauver en lui apportant chaque jour une motivation à vivre, alors même que son soudain manque de parents, d’amour et d’affection vient de bouleverser sa vie à jamais. Thierry va se construire sur le fil de ses sentiments, de ses émotions, de ses manques. D’un premier choix de carrière balayé par de nouvelles circonstances imprévues. Thierry devient médecin spécialisé en psychiatrie et historien de la psychiatrie, Membre Co-Fondateur de la Société Internationale d’Histoire de la Psychiatrie et de la Psychanalyse. Il est également l’auteur travaux scientifiques et l’auteur de « Victor de l’Aveyron, premier enfant sauvage, dernier enfant fou ».
Thierry construit ainsi sa vie, par-delà vents et marées. Il se marie. Devient père à son tour. Jusqu’au jour où… le message inattendu d’un inconnu la prend par surprise. En le propulsant dans son passé. Dans la vie de son père. Ce père qu’il n’a que si peu connu, l’ayant vu pour la dernière fois à l’âge de deux ans, lors de son départ pour l’Indochine. Un départ dont il ne reviendra jamais. Thierry qui, à la suite du décès de son papa, reçoit tout petit la légion d’honneur à titre posthume des mains du Général Monclarc en novembre 1953 dans la cour des Invalides.
Thierry qui, au moment où il reçoit ce message vocal, vient d’apprendre qu’il allait devenir grand-père. Thierry qui soudain, vient ainsi de basculer dans l’histoire, celle de son père, pleinement entremêlée à l’Histoire, celle de la France.
Dans « Le jour où… », Thierry nous partage sa réaction à l’écoute du message vocal de cet inconnu, de ce qu’il a alors choisi de faire. De ce que cela représente pour lui. Thierry, nous révèle les secrets de sa construction, de sa réussite et de ses bonheurs construits sans jamais avoir effacé, ni oublié, ses malheurs. L’ensemble constituant la partition pleine et entière de sa vie. Thierry Gineste qui nous livre son regard sur ce qui nous aide à traverser les moments difficiles. Et qui nous permet de nous en sortir, envers et contre tout.
Thierry Gineste est l’auteur du livre autobiographique « Souviens-toi de moi dans les ténèbres ».
IL N’Y A PAS DE RESILIENCE aux blessures de l’enfance (Marie Desjardins excellente lectrice de Thierry Gineste « Souviens-toi de moi dans les ténèbres »)
Le père retrouvé
C’est un cri, celui d’un psychiatre, d’un homme, d’un écrivain. Qui était mon père? Une prière, sinon une supplication, intitule le récit : « Souviens-toi de moi dans les ténèbres… »
Thierry Gineste est né « le 23 janvier 1948 à cinq heures du soir à l’hôpital de Coëtquidan (Bretagne), par un temps de chien, ciel bas, pluie, givre et bourrasque », un temps à l’image de son enfance brisée par le départ de son père, militaire à la Légion étrangère. Le petit garçon ne l’aura perçu que deux années. Quelques clichés restent; Thierry Gineste s’y agrippe pour ne pas perdre pied : « Sur la photographie prise dans le jardin, il est heureux de me tenir dans ses bras, il est fier et ses yeux me dévorent avec une infinie tendresse. » Paul Gineste mourra en Indochine le 11 janvier 1952 « au milieu de la brousse, des canaux arachnoïdes du Mékong […] un lieu-dit oublié, un cul-de-sac de la mémoire de l’autre côté du monde ».
Pour Thierry, quatre ans, les dés sont jetés. Son père dont il n’a que quelques réminiscences ne reviendra plus. L’enfant vivra « sous le regard de sa photographie lisant dans la salle de séjour ». Un fantôme. Un étranger. La figure qui a creusé un trou dans sa vie. L’abîme est impossible à combler, car la mère, aux prises avec cette tragédie, « surnageait dans son chagrin grâce à l’abondante réserve de barbituriques ». La solution s’imposera d’elle-même, tandis que la veuve se rebâtit une existence échevelée : envoyer ses enfants en internat où, précise Thierry, ils pourriront. Et d’évoquer crûment l’un des bourreaux de ce parcours, l’instituteur de 8e qui «n’omit aucun caleçon dans lequel il plongeait adroitement et goulûment la main pour caresser un sexe ».
Plus tard, alors qu’il aide sa mère devenue vieille à déménager, Gineste retrouve dans ses affaires une valise de bois contenant la correspondance de ses parents pendant 21 mois. C’est le point de départ d’une enquête que le fils mènera sur les traces de son père disparu et qui constitue le corps de ce récit. Paul Gineste se dessine peu à peu, éclairé par des lettres, un journal intime, quelques documents d’archives. L’auteur-fils rassemble chaque détail pour que, comme sous une flamme tremblotante, l’icône de cette minutieuse reconstitution finisse par se révéler. Il capte désespérément des fragments d’énergie, une sorte de souffle épargné du trépas et qui flotterait encore pour qui tente de le capter par une étrange opération alchimique. Le besoin de l’enfant devenu adulte est si puissant que le père se montre enfin, ectoplasme capté au peigne fin, piètre consolation du passage obligé pour en arriver peut-être à passer à un autre sujet.
Car il y a la mère. Le lien est forcément ambigu, tordu. Comment en serait-il autrement? Thierry a passé des jours, des semaines, des mois et des années en internat, attendant ses visites, pleurant ses départs, recommençant d’attendre, deux fois abandonné, impuissant – massacre d’enfance. Devenu médecin, psychiatre, historien de la psychiatrie et notamment spécialiste de l’histoire de Victor de l’Aveyron (l’enfant sauvage que Truffaut aura fait connaître en images en 1970), Thierry Gineste refuse de connaître le sort de cet être abandonné dans une forêt qui lui évoque tant de choses de son parcours intérieur; il ne sera ni sauvage, ni fou, mais bien au contraire à froid devant soi-même.
À la différence de nombreux scientifiques ou techniciens de la psyché brandissant pléthore de théories, Gineste est implacable. « …L’idée même de résilience est une honte, écrit-il, invocation des incapables qui n’osent regarder de face les outrages faits à l’enfance, outrages décrétés par eux forces de vie féconde et salvatrice, ni d’en reconnaître le carnage inguérissable… »
Ce sont de telles phrases, multipliées dans ce récit, qui en font l’intérêt. En effet, une histoire de vie en vaut une autre, les tragédies se produisent dans tous les parcours, à quoi bon raconter le sien ? Cela en vaut le coup lorsque ces narrations personnelles sont ponctuées de ces considérations qui les dépassent, atteignant du coup la sensibilité de lecteurs qui ne demandent qu’à comprendre, à être confortés, à ne pas se sentir seuls lorsque, par exemple, ils ne cessent d’entendre que le bonheur est un choix, qu’il y a toujours le choix, que l’on peut transformer toute souffrance en joie, béate s’il le faut.
Foutaise – et c’est le psychiatre Gineste qui l’affirme, quel soulagement. Ce récit autographique et biographique (fils et père se confondent comme en superposition), l’un dans la lumière éclatante du combat, l’autre dans l’obscurité de la descente aux enfers, peut également se lire comme un essai critique de l’être humain dans la société actuelle particulièrement bien servi par l’écriture même de l’auteur. Gineste a une façon de dire très nourrissante car heureusement épargnée du vernis euphémistique wokiste – autant dire épargnée de tout ce formatage normatif qui donne la nausée par sa volonté d’occulter la ré-a-li-té à l’instar de potions vaccinatoires prétendant faire la peau à des virus qui se rient des pauvres efforts humains à fuir ce qui est.
Gineste ne carbure pas à ce gazole. Sa langue est clinique, même à l’évocation d’un souvenir plus doux : « … elle avait déniché, sur les berges de la Marne, une plage environnée de verdure ». Ainsi, un rayon furtif sur l’enfance noire, mais sur ce pan de soleil, aussitôt Gineste ramène la réalité : « …certainement noyée aujourd’hui dans les horreurs architecturales d’une urbanisation obscène ». La qualité d’un tel récit réside dans ces vérités qui, selon le joug des puissantes instances narratives, sont de moins en moins bonnes à dire, quitte à suffoquer dans le mensonge. Gineste ne tient aucun compte des « cercles parisiens donneurs de leçons » et focalise, à vif, sur « les horreurs de [s]a vie d’enfant oublié dans un pensionnat ». Sa douleur, en ce sens, est féconde car elle l’oblige à se prendre comme matière pour tirer les conclusions des conséquences. Il est son propre cas.
C’est lui qu’il traque, alors qu’il traque son père, se substituant à son cœur et à ses pensées au moment où il scrute les lettres que Paul Gineste envoyait à son propre père : « Maintenant me voici en première ligne depuis quarante-huit heures. […] Simples patrouilles de nuit. Le plus gênant dans l’affaire ce sont les champs de mine allemands, mais avec un peu de flair et beaucoup de chance tout se passera pour le mieux. » Thierry Gineste connaît le fin mot de l’histoire de ce père pourtant inconnu. Cependant, il s’acharne, comme si son questionnement pouvait changer le cours de la fatalité. « Se doute-t-il que sept ans plus tard, à six mille kilomètres des côtes atlantiques françaises, une mine antipersonnel explosera sous ses pieds à six heures du soir? »
Le soir où tout s’est joué. La mine, même à six mille kilomètres, a pulvérisé la famille entière. Le petit ne connaîtra pas son père, mais l’exil dans des institutions et les retours sporadiques auprès d’une mère définitivement atteinte. Retrouver le père deviendra une obsession et les études éventuelles de médecine la seule panacée pour supporter l’absence. Pourtant le mal continue d’opérer alors que la mère se défait de tout ce qui a appartenu à son mari – des années de vie dans des sacs poubelle, sauf ses propres lettres. « Elle avait dévasté mon cœur et mutilé ma mémoire en étouffant pour l’éternité la voix de mon père et l’écho de son cœur », écrit Gineste.
Certes, mais la mère avait dévasté bien avant, imposant à ses enfants qui ne lui en voulaient pas, son monde de vie dissolu, construit sur un naufrage, alors qu’elle accueillait sa progéniture dans son univers, petite société de folles, de lesbiennes, de criardes, d’écorchées crachant leurs velléités et leurs frustrations – le spectacle était si glauque que Thierry se mit à subir d’intenses crises de migraine jusqu’à en devenir momentanément aveugle. Déni. Jusqu’à la bouée : l’étude approfondie sinon obsessionnelle de l’enfant sauvage des forêts de l’Aveyron, une sorte de jumeau, victime, comme lui, de l’«excision de l’âme ».
« Les impliqués Éditeur nous donne la chance de lire Souviens-toi de moi dans les ténèbres, alors saisissons-là ! » écrit fort justement Margaux Catalayoud, dans Actuallité, et cela en dépit d’une édition assez négligée, hélas, ce qui est souvent le cas des éditeurs qui publient ceux qui, sans eux, n’y arriveraient pas… Dans le cas de Thierry Gineste, dont le récit de l’enfant sauvage paru chez Albin Michel a été plusieurs fois réédité, il faut le déplorer. Du reste, il s’agit sans doute de se réjouir que son récit ait le mérite d’exister. Souviens-toi de moi dans les ténèbres aura sa vie.
Thierry Gineste, Souviens-toi de moi dans les ténèbres, Les impliqués Éditeur, 2023, 221 pages.
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Thierry Gineste et Marie de Hennezel tous les deux interviewés dans « Question de Philo »
Thierry Gineste et Marie de Hennezel tous les deux interviewés dans Question de Philo,
deux interviews organisées et obtenues par Balustrade
Thierry Gineste: le refus de la résilience au service de l’héritage mémoriel
L’enfance nue. Le récit d’un enfant de troupe – Thierry Gineste dans la Bibliothèque de Telos
L’enfance nue. Le récit d’un enfant de troupe
23 novembre 2023
Souviens-toi de moi dans les ténèbres[1] : derrière ce titre désespéré emprunté à Paul Claudel dans Partage de midi, se cache le récit d’une enfance hors norme, un témoignage d’entomologiste sur les violences psychologiques intrafamiliales. Par rapport à d’autres biographies sur l’enfance malheureuse, celle-ci n’invoque pas l’injustice sociale ou la fatalité, elle convoque une seule responsabilité : celle d’une mère. Alors que l’auteur a quatre ans, son père, militaire, décède au cours de la guerre d’Indochine et sa mère le place presqu’immédiatement, ainsi que ses trois sœurs, dans un pensionnat réservé aux enfants de troupe. Il y restera jusqu’à ses 18 ans. Il faut dire que cette éducation gratuite fournie aux pupilles de la nation est bienvenue pour une femme qui vit de petits boulots et qui, rêveuse et instable, entend surtout vivre sa vie à sa guise.
Devenu médecin, presque par miracle pour un enfant élevé dans le plus complet dénuement, Thierry Gineste se spécialise en psychanalyse : un choix qui ne doit rien au hasard et peut être rapporté à la profonde dépression qui traverse son enfance et affleure tout au court de sa vie. Son récit se déploie selon un souffle puissant : la description clinique du sentiment d’abandon. Toute une vie à rechercher des traces de ce père qu’il n’a presque pas connu puisqu’il est parti au front alors qu’il avait deux ans, toute une vie à s’accabler des ambivalences de sa mère qui, après son veuvage, n’a obéi qu’à une seule voix intérieure : « moi d’abord ». Toute une enfance et une adolescence claquemurées dans la discrétion d’une institution éducative, où la tristesse du décor rivalise avec la rigueur des règles du quotidien, et où s’exercent à l’occasion et sans vergogne, presque en toile de fond des aléas du monde ordinaire, les agissements d’adultes pédophiles.
La mère borderline
Parmi les mères dysfonctionnelles, on connait la célèbre Mommy du cinéaste canadien Xavier Dolan, mais bien d’autres aussi que décrivent des auteurs comme Kerry Hudson (Basse Classe[2]) ou Norbert Alter (Sans classe ni place[3]), des histoires que j’ai chroniquées dans Telos, et la mère de Thierry Gineste tient remarquablement la rampe avec ces dernières. Comme elles, elle cultive un comportement si extravagant que, à la peine d’être négligé et mal ou peu aimé, s’ajoute pour l’enfant la honte d’avoir une génitrice qui se met en scène et se ridiculise à la moindre occasion.
Première décision après son veuvage, elle rompt radicalement avec la famille du père dont un membre avait émis quelques remarques désobligeantes à son encontre – mue par une haine passionnelle, elle ne les reverra jamais et tiendra ses enfants à l’écart de la lignée paternelle. Puis, progéniture sous le bras, elle part pour Paris où elle obtient un logement social exigu qu’elle habitera toute sa vie. Le fils lui reconnaît quand même deux qualités : le courage et la débrouillardise. Pour le reste le portrait est cinglant. Elle enchaîne une quantité impressionnante de petits boulots et encore plus d’aventures sentimentales qui se déroulent selon un scénario imperturbable : emballement accéléré, installation d’un nouveau couple, suivis d’une déception abyssale : « De la foudre au déluge, de la grêle à la canicule, ses méandres émotionnels ne cesseront jamais au rythme de ses tocades et de ses répudiations ou de ses ruptures. » Lors d’un de ses retours à Paris pour les vacances scolaires, l’enfant découvre la transformation physique de la mère – elle est devenue le sosie de Marilyn Monroe – et apprend qu’elle vit maintenant avec une femme. Assez vite leur appartement se transforme en une sorte de gynécée où se rencontrent et cohabitent les amitiés féminines de la mère : « J’ai 6 ans et je regarde ces invités étranges et sauvages, félins femelles provocantes ou chattes roucoulantes et gentilles : je ne connais pas bien le sens du mot égocentriques, mais j’en ressens le contenu, la menace. » Au fils des désillusions amoureuses de la mère, survient un événement surréaliste qui se déroule alors que l’auteur a 16 ans : une des maîtresses de la mère séduit une de ses sœurs et s’enfuit avec elle. Il ne la reverra que trente ans plus tard.
Enfermé dans sa pension, il ne sort que lors des vacances scolaires, à partir desquelles il est souvent immédiatement redirigé vers une des colonies de vacances organisées par les œuvres sociales de l’Armée. La mère ne vient voir son fils que de manière sporadique, quand ça l’arrange, et là elle adopte un comportement insolite dont on ignore s’il relève de la cruauté, de l’inconscience ou s’il figure comme l’indice d’une extrême pauvreté : elle l’emmène au restaurant où elle mange seule devant lui, le jeune garçon se précipitant ensuite pour prendre son repas au réfectoire de la pension – sous le regard méchamment inquisiteur de ses camarades de chambrée interloqués par le fait qu’il ne déjeune pas avec sa mère. Puis elle le rejoint pour assister au film projeté le dimanche après-midi, et s’éclipse avant la fin. « Ses visites furent si rares, si brèves, et si menaçantes par leur brièveté et leur rareté ! Les trimestres s’écoulèrent comme des viols interminables, subis, résignés, débarrassés de tout espoir, soumis à l’adversité désespérante et noire. La seule vérité que je veux regarder sans tourner la tête et sans lui opposer une réponse indécidable, c’est que j’eus la certitude d’être abandonné et que je n’ai pourtant manifesté aucune protestation. Par lâcheté, par résignation, par sidération ? »
Le père, ce soldat inconnu
Dans un tel contexte ce père qu’il n’a presque pas connu tient à la fois de référence fantasmée – il imagine l’Indochine comme un décor de western –, d’obsession émotionnelle et en même temps comme il a peu d’éléments auxquels se raccrocher, son image sombre dans l’oubli. Muni de bribes d’indices, il tentera de reconstituer le parcours scolaire, professionnel et finalement militaire du père – il explore dans le moindre détail les évaluations fluctuantes effectuées par la hiérarchie militaire sur sa personnalité. Le lieutenant Gineste est mort dans une embuscade lors d’une opération à laquelle il ne devait nullement participer : il s’est porté volontaire pour prendre, au pied levé, la tête de sa section pour une sortie de surveillance afin de permettre à un collègue d’aller voir son épouse sur le point d’accoucher à Saïgon. Redoublement du hasard : ce personnage était lui-même en remplacement d’un capitaine affecté provisoirement ailleurs. C’est le fils de ce même capitaine qui, plus de soixante ans après les faits, découvrant les carnets de son père qu’il vient d’enterrer, le contacte et lui permet de sortir de l’ombre les derniers jours du lieutenant Gineste : « Votre père est mort au poste occupé par mon père six semaines plus tôt, votre père a sauvé la vie du mien. Et j’ai été conçu à son retour d’Indochine. » Cette résurgence de la figure du père, cet imbroglio dans l’enchevêtrement des destinées, enclencheront l’écriture du livre.
Thierry Gineste n’encastre pas son récit dans une perspective sociale ou psychanalytique, bien que sa plume soit précise dans la description de son milieu d’origine (très petite classe moyenne de province), du dénuement matériel, et des trauma affectifs qui jalonnent son enfance et son adolescence. Il restitue le regard effaré de l’enfant qui se demande bien ce qu’il a pu faire pour mériter un tel sort, la sidération qu’une telle douleur ait pu lui être infligée et qu’aucun adulte, ou presque, ne se soit trouvé sur son chemin pour le protéger. Ce qui transperce de cette narration, c’est la souffrance, la solitude à l’état brut et, sans fard, une sourde rage contre l’inconséquence maternelle. Devenu adulte, et ayant gagné, grâce à sa réussite dans les études (un aspect qui comblait sa mère), une place enviée dans le monde social, il ne manifeste pas la jubilation éclatante, la pulsion d’une revanche, que l’on décèle chez beaucoup de transfuges de classe[4]. En vérité, il semble que rien ne puisse le consoler.
Sa mère est décédée avant la parution du livre, et avec le même zèle que son père a accompli son devoir de soldat, il a accompagné sa vieillesse jusqu’à la fin, ce qui rajoute une énigme affective à une histoire qui en dénombre beaucoup d’autres. Ce roman-document sur les cruautés humaines est déroulé au rythme de la langueur d’une langue proustienne : il se présente comme un règlement de comptes exécuté avec une patte de velours.
[3] Monique Dagnaud, « Le roman biographique d’un sociologue hors-classe », Telos, 13 février 2023.
[4] Monique Dagnaud, « Le transclasse est-il si rare et si malheureux ? », Telos, 29 mars 2023.
telos
Thierry Gineste « Souviens-toi de moi dans les ténèbres » dans Entreprendre
« On ne fait rien de bon avec les seuls bons sentiments, ni bonne littérature ni bonne histoire »
Entretien avec le docteur Thierry Gineste qui s’est illustré dans l’étude des enfants abandonnés, et notamment Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage, premier enfant fou.
Par Marc Alpozzo, philosophe et essayiste
Connu et reconnu par ses pairs, Thierry Gineste est membre fondateur de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, et ancien psychiatre-expert près la Cour d’appel de Paris. Pour la première fois, il lève non sans émotion le voile de pudeur qu’il avait jeté sur ses blessures les plus intimes et indélébiles. Il a fait paraître un récit aux éditions de l’Harmattan, Souviens-toi de moi dans les ténèbres qui ne laisse pas indifférent. Rencontre…
Marc Alpozzo : Ce qui m’a frappé dans votre livre Souviens-toi de moi dans les ténèbres (Éditions de l’Harmattan, 2023) c’est d’abord sa couverture : on vous voit enfant recevant des mains du Général Monclar la Légion d’honneur, décernée à titre posthume à votre père, mort pour la France. C’est d’abord assez courageux, surtout quand on sait l’idée de la France que se fait une partie de l’intelligentsia française. Est-ce véritablement le souvenir fondateur de votre sensibilité ? Quand vous revoyez cette photo, que ressentez-vous pour le petit garçon que vous étiez ?
Thierry Gineste : Un immense chagrin, une immense fierté, le sentiment d’un inguérissable abandon. Je n’ai jamais vécu loin de cette prise d’armes dans la cour d’honneur des Invalides au cours de laquelle le Général Monclar, héros de la bataille de Narvick en juin 1940 à la tête de deux bataillons de la 13ème DBLE, s’est penché vers le petit bonhomme que j’étais pour accrocher sur ma vareuse les insignes de la Légion d’honneur décernée quelques semaines plus tôt à mon père, mort pour la France. Je me souviens de mon arrivée dans la cour des Invalides, après un voyage en autobus, le 58, depuis la Porte Didot où nous habitions une HLM, matinée grise, battue par le vent et la pluie ; je me souviens de ma mère en tailleur noir, ses cheveux ramenés en chignon couronnés d’un béret blanc.
Elle est au premier rang de la foule massée sous les arcades. Un fonctionnaire m’a pris en charge et m’incorpore au rang que forment au centre de la cour dix autres futurs décorés. Je ne quitte pas ma mère des yeux, au loin, comme un phare à l’approche d’une côte dangereuse. Je me souviens de mon inquiétude et de ma tristesse que j’ai emportées quelques semaines plus tard en pension où je suis entré à six ans en cours préparatoire ; et je me souviens de ma rage de me battre confusément contre le pire. Je ne sais pas si ce souvenir est fondateur de ma sensibilité. Mais il est la fondation héroïque de la trace en moi de ce père que je n’ai pas connu et dont les imperceptibles bribes de son souvenir étaient déjà noyées pour toujours dans l’amnésie infantile ordinaire.
Vous faites partie de ces petits garçons qui n’ont pas eu de père. Bienvenue au club. J’en suis ! Que pensez-vous de cette croyance que l’on diffuse aujourd’hui dans notre société, prétendant que le père n’est pas indispensable à l’éducation d’un garçon ? On vit une véritable cabale contre le père, que l’on confond bien maladroitement avec le patriarcat, le paternalisme, etc. Bref, on ne montrera pas assez toutes les confusions de l’idéologie dominante, essentiellement néo- féministe. Vous avez cependant réussi, ce qui montre chez vous une bonne dose de résilience. Lorsqu’on a 4 ans, et aucun souvenir de son père vivant, où est-il possible de puiser l’énergie pour avancer ? A quoi vous êtes-vous accroché ?
À 6 ans, je suis entré en pension, le lundi 13 septembre 1954 après- midi. Ma mère avait réquisitionné un ami pour m’y conduire en voiture. Je n’ai pas oublié la 4 cv Renault qui m’y emmène : sur la banquette arrière, serré contre ma petite valise verte à poignée de bakélite blanche, les yeux accrochés dans le ciel par l’ouverture du toit, je regardais les arbres se balançant dans le vent pendant que je luttais contre le désespoir. Et lorsque est apparu le gigantesque portail d’entrée en fer forgé, j’ai compris que je n’avais aucune issue de secours. Une fugue pourtant restait possible : pour m’arracher au-dessus du désespoir, je m’échapperai de moi-même, ni cri ni larmes. Pour lutter contre l’enfer et pour tenter de tenir debout, je jouerai au bon élève. Âgé de deux ans, j’avais une première fois franchi les portes de l’abandon lorsque mon père m’avait été arraché par la guerre ; il sauta sur une mine télécommandée quelques jours avant mon quatrième anniversaire, sans m’avoir revu ; et dix-huit mois plus tard, ma mère m’abandonnait dans cet ancien orphelinat pour cas sociaux de l’armée.
Pour l’inconscient qui se moque de la nuance en écrivant l’histoire à gros traits jusqu’à la caricature, j’avais eu un mauvais père et une mauvaise mère, ils n’avaient pas pu ou pas su remplir leur mission de parents. Ce ne furent pas de mauvaises personnes, persécutrices d’enfants ; mais les aléas de l’existence de mon père engagé en Indochine, ainsi que le choix de ma mère de confier ses enfants à des pensionnats après la disparition de leur père, se sont conjugués pour me déporter vers un destin de Petit Poucet perdu, contraint de bricoler sa survie psychique. Comme le dit Donald Winnicott, pédiatre et psychanalyste britannique de génie, ils ne furent pas des parents suffisamment bons « not good enough ».
Et ma liberté depuis lors est l’autre nom de la reconnaissance de cette double défaillance parentale, dussé-je en payer le prix exorbitant. Pourrais-je ne pas m’interroger sur les proclamations actuelles à l’emporte-pièce qui prétendent qu’un père n’a pas d’autre utilité que d’apporter du sperme, même pas son sperme, proclamations entonnées d’abord par les lobbys lesbiens, puis par la loi sur la PMA pour toutes ? S’il est vrai qu’il y a de mauvais pères, il faudrait être bien naïf pour ignorer qu’il existe également de mauvaises mères – entendu au sens winnicottien évoqué plus haut, et il n’y a aucune raison psychologique ou statistique invalidant une répartition 50/50. Une mère pas suffisamment bonne c’est par exemple une mère qui meurt durant la première enfance de son enfant.
Sans aller jusqu’à la caricature de cette défaillance totale, il existe des personnes qui, pour des raisons psychologiques propres – horreur ou panique inspirées par la vue ou le contact des organes sexuels du sexe anatomique opposé par exemple – se rallient aux thèses pseudo- anthropologiques de l’aliénation par la structure patriarcale de la famille, thèses derrière lesquelles elles confortent et transmettent leurs complications passionnelles et leurs limites névrotiques.
Qui est assez sot, hormis les contempteurs du patriarcat, pour imaginer qu’une structure matriarcale de la famille soit moins aliénante qu’une structure patriarcale ? Le double gouvernement de la famille par une femme et par un homme est sans doute le seul barrage contre la folie de la prétention de l’un ou l’autre sexe à gouverner la famille et le monde., c’en est en tous cas la moins mauvaise garantie.
À la lecture de votre récit, on est bouleversé par la précision de vos recherches. Vous dressez à votre père une sépulture de papier. L’affect peut-il jouer un rôle majeur pour restituer une vérité historique ? Avez-vous le sentiment que votre livre, parce qu’il est chargé d’émotions, apporte un témoignage flamboyant qui magnifie la Grande Histoire à travers celle de Paul Gineste ?
On ne fait rien de bon avec les seuls bons sentiments, ni bonne littérature ni bonne histoire. Pourtant vous avez raison, mon livre est un tombeau littéraire construit pour ce père chassé par l’administration vietnamienne de son premier tombeau du cimetière Massiges de Saïgon, trente ans après sa mort. Sans le moteur puissant de l’affect, ce livre n’aurait pas vu le jour. Vous n’ignorez pas que je suis le biographe du plus célèbre des enfants abandonnés depuis Œdipe, Moïse et Romulus et Rémus.
Certes, ce sont mes études de médecine qui m’ont mené à Victor de l’Aveyron, qui est considéré comme le premier cas de la psychiatrie infanto-juvénile naissante, au tournant de l’année 1800. Jeune interne en psychiatrie, j’ai pris exemple sur Michel Foucault qui avait entrepris l’étude du cas Pierre Rivière, ce jeune schizophrène normand qui, un dimanche matin, a égorgé à la hache sa mère, sa sœur et son frère le 3 juin 1835 à 13 heures lorsqu’ils sont rentrés de la messe. Avec son équipe, Foucault avait pris le parti de rechercher l’ensemble des documents contemporains de cet assassinat – dossiers de police, dossiers médicaux notamment expertal, dossier journalistique etc. – et de les exposer de façon chronologique, accompagnés de commentaires et d’explications. Le livre est paru chez Gallimard/Julliard en 1973, année où je suis reçu au concours de l’internat. Huit ans plus tard, après avoir soutenu mon mémoire de psychiatrie sur l’étude de la première année de la vie de cet enfant sauvage, Michel Leiris accueille Victor de l’Aveyron, dernier enfant sauvage premier enfant fou, dans sa collection Les hommes et leurs signes des éditions du Sycomore, reprise bientôt par Hachette Pluriel.
Après trois éditions successives de cette biographie de l’enfant sauvage de l’Aveyron, j’ai entrepris de décrire l’univers psychique des deux médecins qui ont transformé cet enfant en monument de la médecine mentale, Philippe Pinel et Jean Marc Gaspard Itard ; je me suis appuyé pour cela sur la galerie de tableaux et de gravures que j’ai retrouvés dans leurs appartements grâce aux inventaires après décès.
Ce fut Le lion de Florence, paru chez Albin Michel, chasse aux trésors à la poursuite des Pères fondateurs : je rôdais sans le savoir sur l’insaisissable trace de mon propre père. L’énergie que j’ai mise à rechercher méthodiquement tous les témoignages manuscrits ou imprimés contemporains de cet enfant, abandonné dans une forêt après que son père a tenté de l’égorger, ainsi que ma passion pour m’approcher des arcanes du psychisme des fondateurs de la psychiatrie moderne, doit beaucoup aux conditions désastreuses de ma propre enfance.
Et, dès cette époque, j’avais effectué parallèlement quelques premières fouilles aux Archives de la guerre à Vincennes à la recherche de mon père perdu. Mais ce qui m’imposa de me jeter dans l’écriture de Souviens-toi de moi dans les ténèbres, ce fut l’appel téléphonique d’un inconnu le 5 mai 2020. Fils d’un compagnon d’armes de mon père en Indochine, dont il relisait les notes manuscrites, Christian de Malleray m’apprit que l’état-major de la 13ème DBLE avait décidé d’honorer la mémoire de mon père par la construction d’un poste fortifié à cinquante kilomètres au nord de Saïgon, à trois kilomètres du lieu de sa mort.
Pendant soixante-dix ans j’avais ignoré cet hommage minuscule et grandiose. Comment Christian de Malleray m’a-t-il retrouvé ? Très simplement, grâce à l’article que m’avait commandé, l’année précédente, la revue de l’état-major de l’armée de terre, INFLEXIONS, pour son numéro 37 en préparation, entièrement consacré aux enfants dans la guerre : j’y racontais « ma décoration » par le Général Monclar, article qu’il a trouvé en trois clics sur Internet en tapant « Lieutenant Paul Gineste » ; la bio succincte de l’auteur de chaque article lui a permis de faire le dernier pas, et mon téléphone a sonné. Ma rencontre avec le Colonel Christian de Malleray n’a tenu qu’à un fil du destin, une succession de hasards miraculeux.
Quelques jours auparavant, je venais d’apprendre que ma fille attendait pour septembre son premier enfant. Sans aucun délai, je me suis précipité dans les archives militaires, redoutant qu’à son tour mon petit-fils soit irrémédiablement ignorant de la distinction dont l’armée avait tenu à honorer mon père, son arrière-grand-père. Qui d’autre, lorsque j’aurai disparu, pour transmettre la mémoire ?
Alors que nous vivons une curieuse période, où tout le monde se prend pour un écrivain (la maison Gallimard vient de décider une trêve dans la réception des manuscrit « sauvage », submergée depuis la période du COVID), quelle est pour vous la réelle mission de l’écrivain ? En quoi consiste-t-elle ? Pensez-vous que l’écrivain a pour seule mission la transmission ? Considérez-vous complémentaire la lecture de votre livre à celle des livres d’histoire ? Avez-vous songé à associer votre plume à celle d’un historien pour raconter ensemble le XXe siècle ?
Non seulement je n’ai pas songé à écrire à quatre mains l’histoire de mon père à l’intérieur de la grande histoire de France ; mais de surcroît j’en ai repoussé la proposition qui me fut faite par mes deux sœurs ainées de mutualiser et de fédérer nos souvenirs. Toutes deux se souviennent de notre père. Seule ma jeune sœur, née après son départ en Extrême-Orient, et qui n’en garde pas même une trace mnésique inconsciente, n’a pas souhaité se joindre à cette proposition. « Écris tout seul, écris avec ton sang », m’a-t-elle dit. J’avais déjà publié de nombreux articles, deux livres et plusieurs participations à des ouvrages collectifs, le dernier en date dans La vérité d’une vie, études sur la véridiction en biographie, aux éditions Honoré Champion, long cheminement de réflexions sur quelques biographies échelonnées au long cours d’une quarantaine d’années, allusions frappant sans cesse aux portes de ma conscience pour rappeler la mémoire du père perdu. J’étais seul à pouvoir en témoigner depuis le sommet « peu praticables des vivantes échasses » de mes souffrances et de mes années de petit garçon trimballé, balloté, au psychisme maltraité, ces années que contemple le Narrateur de La Recherche, effrayé par l’immensité et la solitude du travail à accomplir. Du moins, à son exemple, je n’avais pas d’autre avenir que de me mettre à écrire.
Un père absent, une mère déboussolée : avez-vous eu d’autres modèles qui vous ont nourri et aidé à devenir celui que vous êtes ?
Un traumatisme psychique de la petite enfance échappe à toute possibilité de guérison.
Pour se tenir à distance de l’effroi qui irriguera jusqu’’à son dernier jour la vie de l’enfant qui en est victime, la pensée contemporaine a inventé l’hypothèse de la résilience. En physique des matériaux, la résilience est la capacité d’un corps à encaisser une agression, des chocs, une déformation, puis, après une étape d’adaptation et de remaniements, à revenir à son état antérieur. Pour parler comme Molière, avec cette « sottise extrême » de la psychologie dite positive, on se tient chaudement à distance de toute inquiétude métapsychologique, de cet au-delà de la parole, de cette frontière où commence l’impossibilité de dire l’irreprésentable. Un petit enfant qui traverse des catastrophes psychiques demeurera un survivant au malheur impensable, infecté par les catastrophes qu’il a traversées. Il restera une forme autre de l’être humain. En ce qui me concerne, j’ai su, dès le jour de mon entrée en cours préparatoire à l’ancien orphelinat des armées, que je n’avais aucune chance de m’en sortir.
« Pourquoi ma mère ne s’enfuit-elle pas en m’emportant dans ses bras », me suis-je dit dans la longue file d’attente de mon incorporation. Je n’avais pas de mots pour penser la catastrophe, mais j’étais submergé par elle. Je suis resté cramponné à l’idée folle que ma survie tiendrait à mon application scolaire. J’ai joué au bon élève, prix d’excellence, prix de camaraderie et tutti quanti. Mes maitres m’appréciaient, je les séduisais par mes résultats, par l’apparence aussi de la joie de vivre. M’ont-ils aimé ? C’est le goût d’apprendre, la fureur de découvrir et de chercher, la pulsion de savoir, qui furent mes seuls vrais maitres. J’étais habité par une interrogation incessante et crucifiante sur ma déréliction et mon exil, Mais j’étais seul en dépit du jeu social où je m’étais réfugié et où j’ai réussi à survivre.
Dans votre roman, vous parlez des maltraitances psychiques que vous a infligées votre mère. Un parent toxique peut-il davantage nuire que l’absence de parent ?
Récit plutôt que roman, Souviens-toi de moi dans les ténèbres est l’histoire de mon lien à chacun de mes parents, mon père et ma mère. Tous les deux furent défaillants et leur défaillance à fait de moi l’homme que je suis pour toujours. C’est la défaillance qui est toxique, quelle qu’en soit la cause ou la forme : disparition, séparation, troubles psychiatrique grave non pris en charge, maladie somatique grave etc.
Même si c’est difficile à entendre, l’éloignement de mon père quelques jours après mon deuxième anniversaire, puis sa disparition deux ans plus tard sans que nous nous soyons revus, doivent être compris comme une forme de maltraitance traumatique, de la même façon que le choix de ma mère de me placer en pension dix-huit mois après la mort de mon père. Vaut-il mieux ne pas avoir de mère ou avoir une mère déséquilibrée ? Avec l’expérience de la perte vraiment trop précoce de mon père, je réponds sans barguigner : tout sauf la perte définitive, tout sauf le deuil.
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Aujourd’hui, vous êtes psychiatre. Quels sont les points communs entre ce métier et celui d’écrivain ? Pouvez-vous nous dire en quoi l’écriture de ce livre a été une nécessité absolue ? S’agissait-il de catharsis ?
Y-a-t-il des points communs entre le métier de psychiatre et l’écriture ? Aussi loin que je me rappelle j’ai toujours eu envie de lire et envie d’écrire, bien avant de choisir de devenir médecin puis psychiatre. Je me rappelle les petits bouts rimés que j’offrais pour les anniversaires, devenus des sonnets bien avant l’entrée en sixième. Je me rappelle les rédactions que mes maitres publiaient dans le journal de la pension. Je me rappelle mon premier prix d’excellence à la fin du cours préparatoire. C’était Le petit lord de Fauntleroy de Frances Hodgson Burnett, l’histoire d’un très jeune enfant, Cédric, dont le père vient de mourir. Après les livres du Père Castor que, parait-il, je dévorais, ce roman a célébré mon entrée en littérature.
J’ai passé mon enfance et mon adolescence à lire ; et mes professeurs de lettres, après m’avoir présenté au Concours général en classe de rhétorique – c’est ainsi que l’on appelait la classe de première – m’avaient inscrit en hypokhâgne à l’approche du baccalauréat. Les tempêtes émotionnelles familiales m’ont détourné de cette orientation., convaincu que ces conditions météorologiques catastrophiques me mèneraient à l’échec, dont je ne voulais pas.
J’ai opté pour la médecine, choix où s’exprima aussi une espérance thérapeutique, ma détermination de sortir des contraintes psychopathiques de mon milieu familial menaçant mon propre équilibre. Je n’ai pourtant jamais perdu la passion des livres, peut-être métaphore utérine consolante et structurante qui aura compensé les approximations psychiques de ma mère défaillante.
Revenons à l’Histoire, pouvez-vous à travers la vie de votre père nous rappeler la (ou les) singularités (s) de la Guerre d’Indochine par rapport à d’autres guerres ?
La guerre d’Indochine ne peut être séparée du mouvement général de décolonisation orchestré par les puissances occidentales. Mais s’ajoute à ce fonds général de l’histoire du monde, les particularités de la fin de la seconde guerre mondiale dans ce qui était un protectorat français. Vous n’ignorez pas que les Japonais, alliés d’Hitler, avaient envahi la péninsule indochinoise dès 1940.
Et c’est parce qu’ils se refusaient à se soumettre aux conditions de la capitulation que furent décidés les bombardements du 6 août 1945 sur Hiroshima et de Nagasaki. Les états indochinois étant alors associés à la France, le Général de Gaule nomme, aux fins d’en chasser les Japonais et les Chinois, l’amiral Georges Thierry d’Argenlieu – rallié à la France libre dès le 30 juin 1940, premier chancelier de l’Ordre de la Libération – Haut-Commissaire et Commandant en chef en Indochine le 16 août 1945 ; en même temps que le Général Leclerc, également Compagnon de la Libération, est chargé de l’entrainement du corps expéditionnaire en Indochine. La guerre d’Indochine fut d’abord une guerre de libération du joug nazi, ce n’est que dans un second temps qu’elle prit la dimension d’une guerre de décolonisation selon les préconisations du couple Staline-Roosevelt.
Il y a dans votre livre le témoignage bouleversant de cet homme, Christian de Malleray, qui devait son existence à votre père. Il y a là une rencontre poignante, comme si l’amitié pouvait se poursuivre à travers les générations, plus forte que la mort, pour conjurer le destin. Et puis, que de Paul dans votre livre, le Paul Mari évoqué pour conclure en beauté peut-il être le frère dont vous auriez rêvé ? Y a-t-il une filiation spirituelle entre vous ? Nous, Enfin, lecteurs, on se questionne : comment avez-vous su sortir comme cela de la culpabilité due à une enfance malheureuse ? Évidemment, le thérapeute en soignant se soigne. Mais on a l’impression que ça n’a pas été suffisant, et qu’il vous a fallu le biais de l’écriture pour dépasser ce destin meurtri par la guerre, n’est-ce pas ?
Au fur et à mesure qu’avançait ma carrière de psychiatre et d’historien de la psychiatrie, j’ai fait revivre dans mes publications plusieurs personnalités oubliées. Tout d’abord l’enfant sauvage de l’Aveyron ; son médecin, Jean Marc Gaspard Itard, unique survivant d’une fratrie de cinq enfants ; le docteur Maurice Dide, responsable dans le mouvement Combat du Noyautage des administrations publiques de la région R4 pendant la seconde guerre mondiale, mort de septicémie à Buchenwald le 26 mars 1944 âgé de 72 ans, après qu’on lui a imposé l’avilissante corvée de latrines pendant laquelle les molosses se sont jetés sur lui lorsqu’il s’est effondré dans la pisse et la merde ; le Père Komitas, moine arménien musicologue ayant fait partie de la longue file de suppliciés du génocide de 1915, devenu fou après avoir échappé aux massacres, interné jusqu’à sa mort le 22 octobre 1935 dans l’hôpital où, des années plus tard, j’occuperais un poste d’interne ; le peintre chilien Alfredo Valenzuela Puelma, mort le 27 octobre 1909 dans ce même hôpital des complications neurologiques démentielles d’une syphilis tertiaire ; et tant d’autres, humbles sans grade ou héros perdus de la mémoire, dont au fil des jours je me suis acharné à ressusciter les derniers battements du cœur et à ranimer le souvenir « puisqu’il n’est qu’un acte, dit André Malraux sur lequel ne prévalent ni les négligences des constellations, ni le murmure éternel des fleuves : c’est l’acte par lequel l’homme arrache quelque chose à la mort. »
Dans l’acharnement de chacune de ces biographies, j’écrivais déjà sans le savoir Souviens-toi de moi dans les ténèbres. Après l’invraisemblable successions de circonstances miraculeuses ayant permis notre rencontre, l’appel téléphonique du Colonel Christian de Malleray m’a semblé provenir du champ de bataille de My Phu, où la mort a cueilli mon père le 11 janvier 1952 à l’âge de 33 ans, comme l’ordre péremptoire d’écrire la page oubliée, la page manquante de ma vie.
À chaque page de votre récit on trouve un amour inconditionnel pour la littérature et l’art. Votre texte semble être un peu comme un message passé à votre père aujourd’hui, puis à votre mère. S’ils étaient devant vous, que leur diriez-vous ?
Je resterais silencieux, j’espère qu’ils me prendraient dans leurs bras.
Propos recueillis par Marc Alpozzo
Thierry Gineste et Claude Rodhain sur « Est-il toujours possible de se remettre de ses blessures d’enfance ? »
Est-il toujours possible de se remettre de ses blessures d’enfance ?
Réécoutez l’émission en cliquant ICI
Benedicte Sillon, psychologue clinicienne et formatrice, elle est auteur de « Les blessures d’enfance – Les connaître, s’en remettre » (Mame, 2023)
Claude Rodhain, avocat honoraire, est l’auteur de plusieurs romans historiques, d’un thriller et d’une autobiographie. Son dernier roman est « L’ombre du Roi-Soleil » (La route de la soie Ed., 2023)
Dr Thierry Gineste, médecin spécialisé en psychiatrie et historien de la psychiatrie. Il est le co-fondateur de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse. Il est également l’auteur de nombreux travaux scientifiques portant sur la psychiatrie infanto-juvénile. Son dernier ouvrage est « Souviens-toi de moi dans les ténèbres » (Ed. L’Harmattan, 2023)
Thierry Gineste dans Actualitté (« Souviens-toi de moi dans les ténèbres »), un lecteur devenant un auteur proustien
Le psychiatre qui a traité le cas Victor de l’Aveyron enfant sauvage
Les impliqués Éditeur nous donne la chance de lire Souviens-toi de moi dans les ténèbres, de Paul Gineste, alors saisissons-là ! Le récit biographique, voire généalogique, du psychiatre bien connu pour avoir écrit Victor de l’Aveyron, premier enfant sauvage, premier enfant fou (Paris, Le Sycomore, 1981) relate « la recherche de l’histoire militaire » de son père mort en Indochine, désertant ainsi la mémoire d’un fils meurtri par le deuil et les négligences d’une mère psychotique qui ne cesse de réactualiser l’abandon. Par Margaux Catalayoud.
L’histoire de l’auteur est une enquête, l’inverse coule de source mais en ce qui concerne Thierry Gineste, caractériser son destin comme celui d’une enquête (ou requête) est plus opérant et redonne tout son sens à l’étymologie d’’’histoire’’ : il est à tu et à toi avec tous les abandonnés du monde, Victor de l’Aveyron en premier lieu, mais aussi son dernier patient par exemple, dont il conte la rencontre dans l’épilogue par lequel se termine le présent ouvrage.
Vous commencez par la fin me direz-vous ! Oui, mais la douleur de l’abandon en partage, du manque et de l’absence, il se trouve que Thierry Gineste aura été guidé par cette sympathie inhérente à son caractère qui lui a sauvé la vie – le soin et la recherche ont sauvegardé son être.
Le savoir – médical ou historique – tient le rôle de racines dans la trajectoire personnelle de l’auteur qui se « sentai[t] de nulle part ». L’excellence de ses études ou de ses livres sont autant de tentatives de réparation ; l’obstination est à la mesure du désespoir dont il a dû s’extraire, lui qui fut prisonnier du pensionnat de ses 6 à 18 ans et d’un besoin d’amour maternel toujours dénié.
« De quelle plainte serais-je légitime ? » se demande-t-il, héritier d’un père mort pour la France, d’un héros pourtant inconnu au bataillon, il a « tendu sur la vérité de [sa] vie aux couleurs de la mort les teintes artificielles d’une thanatopraxie ». En s’attelant au travail d’historien pour qui les archives sont l’argile du potier, il a accepté de se rendre compte que l’Histoire, la grande, avait englouti son histoire.
Quel drame de ne connaître que les faits militaires d’un père dont on veut connaître la chaleur des mains ou la bonté du regard… Quelle grandeur de l’écrire, cette quête impossible, de rendre palpable l’indicible, et de nous livrer un témoignage historique par-delà la difficile aventure de l’existence.
Acuité dans l’analyse
La plume de Thierry Gineste rend grâce à son discours : il est riche, précis, logique, jamais lourd et n’accepte aucune compromission avec le réel. La douleur de petit garçon est matinée du recul d’un homme désormais mûr, la dignité remplace l’éventuelle pathétisme, préférant parfois la neutralité, des descriptions minutieuses s’allient aux métaphores, lesquelles révèlent délicatement tel ou tel traumatisme comme celle-ci : « Depuis la fureur de ces jours, mes heures n’ont plus jamais dansé avec le temps. » qui nous apprend que la liaison homosexuelle de sa mère a tué en lui la possibilité d’un répit.
Sa capacité à survivre tient à ce que l’écrivain ne cède jamais au déni, à l’oubli factice, ou la guérison simulée, il accepte qu’il hurle à travers le silence, en un continuel apprentissage de la douleur. La littérature a été une façon d’apprivoiser cette douleur d’être, le lecteur est devenu un auteur proustien : images et souvenirs valsent (à défaut de valser lui-même) au rythme d’une musicalité certaine. La mémoire affective est tout ce qui lui reste, la clamer le rend vivant.
In fine, Souviens-toi de moi dans les ténèbres suit la poésie de Claudel à qui Thierry Gineste emprunte la citation éponyme dans son Partage de midi, drame dans lequel on apprend que la mort dans la passion n’est peut-être pas inéluctable : elle peut se substituer à la mélancolie que Freud considéra comme une névrose narcissique.