L’écrivain Bertrand du Chambon rend un superbe hommage à Hélène Waysbord dans Le Salon littéraire

L’archipel des secrets

On me pardonnera peut-être la réticence qui est la mienne à entrer dans La Recherche, malgré l’amour de Swann pour Odette et les frasques de Charlus. C’est que – encore pardon ! – j’y étouffe, je m’y sens comme obligé de rester dans une chambre capitonnée, et sous la courtepointe. Que l’on apprécie donc mon courage, ma témérité consistant à lire un ouvrage qui est à la fois une rêverie à partir de l’univers proustien, un recueil de suggestions de lectures et un ensemble de fragments autobiographiques.

Il est vrai qu’on y est invité agréablement par l’excellente préface de Jean-Yves Tadié : … C’est l’histoire d’une lecture, genre qui remonte à Montaigne. Il y a en effet plusieurs manières d’être critique littéraire : la première consiste à étudier une œuvre de manière classique et universitaire. Une autre, à montrer comment on a lu, à faire l’histoire de sa lecture, à montrer comment un livre a changé votre vie ou vous a aidé à vivre.
On ne saurait mieux dire.

Hélène Waysbord a donc entrepris d’examiner ce qui la relie au monde proustien – quelques avenues parisiennes, des lettres de jadis, et bien sûr la Normandie – jonglant ensuite avec ce qu’a écrit Proust et ce qu’il a vécu, y découvrant parfois ce qu’elle a vécu elle-même. Née dans une famille de Juifs étrangers qui furent déportés à Auschwitz, cachée en Normandie, plus tard enseignante en classes prépa à Caen, elle devint la protégée de François Mitterrand qui lui demanda, entre autres missions, de présider la Maison des enfants d’Izieu.

En la lisant, on pressent la présence d’un écrivain et d’une personne d’une qualité rare. Un grand désir de révéler des pans entiers de sa vie s’entremêle à un immense besoin de secret, une hantise presque : se cacher. Entre l’envie de se livrer et le besoin de se dissimuler, Hélène Waysbord tisse une toile en laquelle les souvenirs de Marcel Proust et l’évocation de la lecture de ses œuvres sont entrelacés.  

La guerre m’avait coupée de ma famille, j’étais devenue quelqu’un d’autre, sans archives sur mon origine, un pan de ma vie englouti dans l’oubli. Si J’essaie de démêler aujourd’hui quelle sorte d’obscurité, il m’est difficile de l’exprimer. Peut-on y voir clair dans une âme d’enfant ? Je peux dire qu’il y avait en moi un secret repoussé mais présent, ma judéité. Une menace, une différence. Proust l’était lui aussi, de façon compliquée, juif. Quand je commençai à m’initier à La Recherche, le personnage de Swann, l’intérêt passionné de l’auteur pour l’affaire Dreyfus dut m’apporter quelque chose comme une parenté avec une famille perdue que j’aurais à retrouver.

Par des chapitres brefs qui sont autant de nouvelles, l’auteure nous prie de la suivre et mieux, de la connaître ; plus elle se cachera, plus nous devrons faire sa connaissance ; ainsi naîtra-t-elle avec nous. Comme toutes les personnes subtiles, Hélène Waysbord se croit devinée, et peut-être n’en dit-elle pas assez pour que nous la devinions. C’est une princesse de l’implicite.

Mais elle parvient à enchaîner ses chapitres comme des perles, bribes et fragments du passé, îlots du non-dit. Intrigués, nous la suivons et découvrons qu’il y a là mieux que des îles : un archipel.

Bertrand du Chambon

Hélène Waysbord, La Chambre de Léonie, préface de Jean-Yves Tadié, éditions Le Vistemboir, septembre 2021, 127 p.-, 19,90 €

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