Dans La Substantifique moëlle de l’Homme sans qualités, François de Combret se penche sur Der Mann ohne Eigenschaften, le roman inachevé de l’écrivain autrichien Robert Musil, publié en 1931-1932 et traduit en français par Philippe Jaccottet en 1954. Il s’agit selon lui « d’une des œuvres majeures de la littérature du XXe siècle ». Ancien magistrat honoraire à la Cour des Comptes, François de Combret nous propose une analyse dense, qui se penche avec rigueur sur les 1800 pages que contiennent ces deux volumes du roman de l’écrivain autrichien.
En 2019 vous vous êtes déjà fait connaître à travers la publication d’un Bréviaire de La recherche du temps perdu. Or, dans la Préface de La Substantifique moëlle de l’Homme sans qualités que vous venez de publier aux Editions du Palio, vous mettez sur la même échelle de valeurs le roman de Robert Müsil avec le chef-d’œuvre proustien et avec Ulysse de James Joyce. Quels ont été, selon vous, les critères qui ont permis au roman inachevé de l’écrivain autrichien d’occuper cette place honorable au même rang que les deux autres ?
Au même titre que « La recherche » et « Ulysse », l’« HSQ » renouvelle l’art romanesque. En effet, le livre ne correspond en rien à la définition stendhalienne du roman : « un miroir qu’on promène le long d’un chemin ». En quatrième de couverture du tome 2, l’éditeur définit ainsi le caractère novateur du livre : « Musil a pour principe de choisir de minces coupes de vie qu’il modèle en profondeur et donne à sa description du monde une ampleur universelle. Sous prétexte de décrire la dernière année de l’empire austro-hongrois, il soulève les questions essentielles de l’existence de l’homme moderne pour y répondre d’une manière absolument nouvelle, pleine à la fois de légèreté ironique et de profondeur philosophique. Narration et réflexion s’équilibrent.»
Autrement dit, pour Musil, l’intrigue romanesque importe peu. Elle n’est qu’un prétexte de mise en scène pour analyser le cœur humain. Le thème de l’HSQ est le questionnement de l’essentiel.
Et pourtant, le roman, écrivez-vous, « est difficile d’accès tant il déroute le lecteur ». En quoi consiste cette difficulté ? Est-elle due à la complexité de genre dont il fait preuve ?
Le livre est déroutant, d’abord, par sa dimension : près de 2.000 pages.
Il est déroutant aussi par la pauvreté de l’intrigue : le récit des réunions du cénacle de « l’Action Parallèle », procédure de préparation de l’année jubilaire destinée à célébrer les 70 ans de règne de l’Empereur d’Autriche-Hongrie , est un thème artificiel et abstrait qui ne tient aucunement le lecteur en haleine.
Il est déroutant enfin parce qu’il n’appartient à aucun genre connu. Il n’a ni précédent ni descendance. Il est un kaléidoscope disparate au confluent du conte philosophique, du traité métaphysique, du pamphlet politique, de la satire des mœurs, de la science-fiction, de délicieuses histoires d’amour et de la poésie de géniales métaphores ….
Finalement, le livre ressemble à une longue pièce de théâtre classique dont il respecte les trois règles d’unité : unité de temps (non pas un seul jour mais une seule année), unité de lieu (Vienne) et unité d’action (l’Action Parallèle). Les acteurs sont peu nombreux (une vingtaine), rarement plus de deux ou trois ensemble sur le plateau, et ils alternent, entrant et sortant de scène à tour de rôle, tout au long des 161 levers de rideau.
Inouï et du jamais vu.
Pourtant, au-delà de cette difficulté de classification, l’Homme sans qualités impressionne par ses qualités esthétiques et son inventivité. Vous le rapprochez également du style de George Orwell. Pouvez-vous nous en dire plus sur cet aspect ?
L’HSQ a été publié en 1930. « Animal Farm » date de 1945 et « 1984 » de 1949. Je ne sais si George Orwell avait lu Musil mais ses livres, qui n’ont pas la densité ni l’épaisseur de l’HSQ, sont, à certains égards, de la même veine : allégorique et satirique.
Dans « Animal Farm », George Orwell systématise l’allégorie animalière, forme de métaphore fréquente dans l’HSQ. Musil s’attache en effet à associer à chacun de ses personnages une espèce animale, si bien que les analogies entre hommes et bêtes abondent tout au long des 2.000 pages, formant un contraste saisissant avec la cérébralité de l’œuvre. A la page 389 du second tome, Musil écrit : « nous portons notre peau de bête avec les poils à l’intérieur et nous ne pouvons pas l’arracher. » En plus de tout le reste, l’HSQ est aussi un bestiaire.
Comme « 1984 », l’HSQ est aussi une « dystopie », c’est-à-dire le récit d’une fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu’elle empêche ses membres d’atteindre le bonheur. Comme « 1984 », l’HSQ s’apparente ainsi à une utopie qui vire au cauchemar et conduit à la contr’utopie.
Nous le disions en introduction, votre livre est impressionnant de rigueur, digne d’un compte-rendu d’une lecture suivie. Comment avez-vous conçu votre livre ? Y a-t-il une similitude avec le Bréviaire sur l’œuvre de Proust ou vous éloignez-vous de la méthode de ce dernier qui utilise les entrées par ordre alphabétique ?
L’intention des deux ouvrages est identique : faciliter l’accès à un chef d’œuvre réputé hermétique. Mais les méthodes utilisées sont différentes parce que Proust et Musil ne s’appréhendent pas de la même façon.
Les 3.000 pages de « La Recherche » forment un ensemble compact en six tomes alors que les 2.000 pages de « L’HSQ » sont ordonnées en 161 chapitres. Proust a agencé son récit aussi méticuleusement que Musil le sien, mais il a effacé presque toutes les traces de construction, laissant au lecteur le soin de se débrouiller pour trouver les césures et les jointures.
En conséquence, « La recherche » se déguste par « fragment », pour reprendre l’expression de Paul Valéry, selon lequel « Proust, l’intérêt de ses ouvrages réside dans chaque fragment », alors que « L’HSQ » se délecte par chapitre.
Pour « La Recherche », mon maître a été Paul Valéry : le « Bréviaire » est formé par une collection de « fragments », classés par ordre alphabétique . J’ai détricoté « La recherche ».
S’agissant de l’HSQ, j’ai suivi le conseil de Rabelais : « c’est pourquoi fault ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est déduict. Puis, par curieuse leçon et méditation fréquente, rompre l’os et sucer la substantifique moëlle ».
Mon travail s’est apparenté à une dissection : j’ai analysé l’HSQ chapitre par chapitre et j’en tenté d’en extraire la quintessence sous forme de citations , présentées en lettres italiques et guillemets.
Vous parlez abondamment de métaphores, de poésie, de personnages puissants. Quels ont été, tout au long de votre lecture, les motifs les plus récurrents dans l’univers narratif de ce roman, les plus précieux à vos yeux ? Lequel vous a-t-il marqué le plus ?
La trame du roman entrelace plusieurs histoires dont le déroulement est sinusoïdal : les personnages apparaissent, disparaissent et resurgissent, inopinément, tout au long des levers et baissers de rideau des 170 chapitres scéniques.
Les intrigues entrecroisées sont au nombre d’une vingtaine et les épisodes en reviennent régulièrement sur le devant de la scène tels des leitmotivs. Si ces épisodes étaient regroupés par sujet et rassemblés, le livre prendrait la forme d’une vingtaine de chapitres consacrés à des histoires distinctes, avec des rapports plus ou moins distants entre elles .
Sans prétendre à l’exhaustivité : Ulrich et son père, Ulrich et Bonadéa, Ulrich et Diotime , Ulrich et Arnheim, Ulrich et le comte Leinsdorf ,Ulrich et Walter, Ulrich et Clarisse, Walter et Clarisse, Arnheim et Diotime , Diotime et Tuzzi, Moosbruger, le général Stumm von Bordewehr, le couple Fishel, Gerda et Hans Stepp, Rachel et Soliman , Ulrich et Agathe, Agathe et Gottlieb ….
Le personnage central du livre est sans conteste « l’homme sans qualités » lui-même, prénommé Ulrich : Ulrich est le pendant musilien du narrateur de « La Recherche » : c’est autour de sa personne que se dessinent la plupart des épisodes. Progressivement, par petites touches, tel un peintre impressionniste, Musil dessine le portrait de ce personnage auquel le lecteur s’attache de plus en plus et finit par se lier d’amitié. « L’homme sans qualités » est en réalité un homme d’extrême qualité, habité par l’ironie, la tolérance et le doute.
Et, enfin, quelle recommandation pourriez-vous donner aux futurs lecteurs de votre livre afin de les aider à mieux utiliser ces notes dans la connaissance du roman que vous analysez ou pour inciter les novices à mieux faire leurs premiers pas ?
S’agissant du débutant , j’espère faciliter sa lecture en raccourcissant l’œuvre des trois-quarts, par élimination surtout de la plupart des passages ésotériques.
Il arrive en effet fréquemment que Musil, au beau milieu d’un récit, prenne lui-même la place de ses personnages pour se lancer dans des digressions philosophiques abstraites. Par exemple, au chapitre 88 du tome 1, Musil fait irruption sur scène pour déclarer abruptement : « il y a déjà longtemps que nous aurions dû faire mention d’une circonstance effleurée par nous en plus d’une occasion, et qui pourrait se traduire par cette formule : il n’y a rien de plus dangereux pour l’esprit que son association avec les Grandes Choses. » « Les Grandes Choses » ? Suivent quatre pages difficiles à comprendre…
J’ai épargné au lecteur la plupart des incidentes de ce genre, qui sont sans doute de grand intérêt pour les initiés mais risquent de rebuter les néophytes.
S’agissant des initiés, j’espère que mon ouvrage pourra les intéresser en ce sens qu’il a un effet de loupe sur ce qui est essentiel dans l’œuvre de Musil et que j’ajoute des commentaires pour montrer la postérité de l’œuvre, notamment dans le courant existentialiste et le théâtre de l’absurde.
Ainsi, mon travail ambitionne d’être à un précis pour les uns et une exégèse pour les autres.
Propos recueillis par Dan Burcea©
François de Combret, La Substantifique moëlle de l’Homme sans qualités, Éditions du Palio, 2022, 449 pages.