Frédéric Saenen, premier excellent lecteur des « Nouvelles bartlebyennes » d’Emmanuel Steiner pour Le Salon littéraire (20 septembre 2013)

Frédéric Saenen ouvre le bal des recensions en consacrant un très bel article au premier recueil de nouvelles d’Emmanuel Steiner (parution le 14 octobre 2013 aux Éditions Chroniques du çà et là)

Emmanuel Steiner : « Préférer ne pas »

par Frédéric Saenen pour Le Salon littéraire

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Il n’est pas fréquent de voir apparaître, de façon concomitante, une collection littéraire et, en son sein, un jeune auteur au talent fort abouti. Pourtant, lorsque d’ici quelques décennies l’on redécouvrira ses premiers textes divulgués, il se dira qu’Emmanuel Steiner est né à la publication en même temps que la maison d’édition qui l’accueillait.

Les Chroniques du çà et là portent un nom riche de ces hasards dont les surréalistes nous ont appris qu’ils étaient en fait des rendez-vous. Et les personnages qui peuplent l’imaginaire de Steiner correspondent à merveille à ce parti pris de dispersion et de décorticage par le menu que laisse entrevoir son éditeur.

Les « personnages » ? Plutôt les prête-noms, ou mieux encore, les prête-pronoms. Dépourvues de majuscule, sans véritable densité physique, les silhouettes floues que sont « elle » ou « il » se trouvent systématiquement présentées en situation, dans la synchronie de leur questionnement sur elles-mêmes. Qu’elles aient décidé, par arrêt arbitraire, de pratiquer le coït, de s’émasculer, de tourner le dos à leur domicile et à leur vie, de se faire seppuku, de détruire le chef-d’œuvre qu’elles viennent d’achever ou de changer de nom, les voix à peine incarnées qui traversent ce recueil n’ont en commun que de manifester la volonté d’un suprême renoncement. Et ce, sans lyrisme outrancier : après avoir esquissé une mise à plat de leurs objectifs ou entamé un vague projet de confession intime pour développer leurs raisons, les voilà le sexe tranché au creux de la main, le sabre fouaillant leurs entrailles fumantes, ou arpentant une rue, direction l’horizon désert.

emmanuelsteiner id.jpgChaque entité de Steiner pourrait faire sienne l’impression suivante, que l’une d’entre elles verbalise ainsi : « les événements extérieurs glissent sur lui, à moins que ce ne soit lui qui glisse à l’extérieur des événements, il ne saurait le dire avec précision, la seule chose dont il soit sûr, c’est d’un certain nivellement des valeurs. » Il ne s’agit en rien de valeurs morales dans ces pages, cette dimension en semblant d’ailleurs évacuée au plus grand bénéfice de la littérature pure ; mais de valeurs mathématiques des sensations, des émotions, des destinées, qui avoisinent dangereusement le zéro. À un tel stade, l’annulation du désir et des ambitions permet le ressourcement absolu, ou du moins procure-t-elle un sentiment d’indifférence libérateur, une jubilation mutique.  

Les fantômes de grands aînés planent sur ces Nouvelles bartlebyennes, à commencer par celui du fascinant personnage créé par Melville. Mais il y a aussi, « çà et là », une tonalité qui rappellera aux férus du genre l’acidité d’un Jacques Sternberg et le surréalisme à froid de certaines plumes japonaises contemporaines. Dans un style limpide, qui tire ses effets majeurs de son total dénuement d’affect, Steiner reformule la sempiternelle réponse : « Je préfère ne pas » par un questionnement : « et si la finalité de tout écrivain ou créateur en général était de viser à la cessation de son activité ? »

Ses épures minimalistes démontrent qu’à l’alternative entre espoir et désespoir, s’ajoute une troisième voie, très simple : celle de la vie immédiatement sondée.

Frédéric SAENEN

Emmanuel Steiner, Nouvelles bartlebyennes, octobre 2013, Chroniques du çà et là, 95 pp., 10 euros

Hommage au critique, Frédéric Saenen : 

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Frédéric Saenen vit à Liège. Il a étudié la philologie romane à l’ULg, avant d’y travailler comme chargé d’enseignement en français – langue étrangère au sein de l’ISLV. Son œuvre a d’abord été poétique, de Seul tenant (1998) à Qui je fuis (2003), ses deux principaux recueils. « Je suis de forme et pas de fond » annonce-t-il dans l’un de ses premiers textes. En effet, l’auteur affectionne tout ce qui rend sensible la matière sonore du langage et son écriture ne cesse d’être traversée par la performance orale.

L’œuvre de Céline – sur lequel Frédéric Saenen a réalisé son mémoire de licence – constitue indubitablement une source vive et une force motrice du projet esthétique de l’auteur et de sa réflexion sur le langage. Sa poésie n’est pas pur jeu verbal cependant ; elle recèle toujours une profondeur insoupçonnée derrière le ludisme de surface et nourrit la part obscure et féroce d’un regard sans concessions, sur le monde comme sur l’intime.

Plus récemment, Frédéric Saenen s’est consacré à l’écriture de textes brefs en prose (Quatre femmes, 2010), mais a aussi développé une intense activité de critique dans de nombreuses revues spécialisées. Il vient de publier un Dictionnaire du pamphlet (éd. Infolio) très remarqué. Son activité littéraire est enfin celle d’un animateur, fidèle à l’esprit collectif et joyeusement franc-tireur de la tradition liégeoise : il a participé au Big Band de Littérature féroce (2000-2001) et a co-dirigé la revue Jibrile (2003-2006).Capture d’écran 2013-09-29 à 12.46.45.png

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