L’Algérie aussi lit « Monsieur Albert », interview de Frédéric Andrau dans le célèbre quotidien El Watan (6 mars 2013)

893202_10200884868907892_1282465629_o.jpgAlbert Cossery à Saint Germain des Prés photo Didier Gicquel 

Frédéric Andrau, journaliste et romancier, interviewé par Nadia Agsous

enquête sur le type de la chambre 78

Un récit biographique passionnant sur un écrivain à la fois étrange et talentueux

-Quelle idée a motivé votre ouvrage sur Albert Cossery ?

Lorsque j’étais jeune, j’avais lu Mendiants et orgueilleux sans vraiment savoir qui en était l’auteur. Etant très souvent dans le quartier où vivait Cossery, je croisais ce personnage sans le connaître. Il ne passait pas inaperçu. Il était élégant et avait constamment le regard à l’affût. Lorsque j’ai su qu’il était l’auteur de Mendiants et orgueilleux, j’ai voulu lire ses autres romans. J’ai réalisé ce livre car il ne me semblait pas possible de ne pas le faire. Ceci signifie qu’il me semblait être de mon devoir de rendre un hommage à la fois littéraire et humain à ce personnage qui a marqué la littérature.

A. Cossery a mené une existence atypique. Il a vécu dans un hôtel, de rien, avec rien et pour rien pendant soixante ans ! Un jour, alors que je dinais avec Monique Chaumette, elle me révéla qu’elle avait été mariée à Cossery pendant sept années. Les détails qu’elle me confia alors avivèrent mon désir d’écriture sur cet auteur. Bien que j’avais l’habitude de le rencontrer dans le quartier, je n’avais jamais osé lui adresser la parole. Lorsqu’on le voyait, on n’avait pas trop envie de lui parler et de le déranger. Il mettait de la distance entre lui et son environnement, même s’il avait un besoin réel d’être aimé, admiré et reconnu. Pour écrire ce livre, j’ai eu accès à ses archives grâce à son éditrice, Joëlle Losfeld. Et, en cherchant, j’ai retrouvé un tas de documents dont des petits carnets où il écrivait, notamment lorsqu’il avait perdu l’usage de la parole. La phrase, «Qui se souviendra d’A. Cossery ?», qu’il gravait très souvent sur ces feuilles, dénote l’existence d’une volonté de savoir quelle trace il laisserait après sa mort.

-Votre récit révèle l’homme dans les moindres détails de sa vie quotidienne. Comment avez-vous procédé pour recueillir les données qui ont servi à reconstituer sa trajectoire ?

J’ai d’abord recherché tout ce qui avait été écrit sur lui. J’ai trouvé énormément d’articles de presse, mais aucun ouvrage, hormis le livre d’entretiens de Michel Mitrani. Puis j’ai passé de longues heures en compagnie de personnes qui l’ont connu et côtoyé. J’ai interrogé les serveurs du café du Flore et de la brasserie Lipp. J’ai passé plusieurs nuits à l’hôtel La Louisiane afin de m’imprégner du lieu où il a résidé pendant de très longues années dans la chambre 78. Cette dernière n’existe plus en tant que telle, car elle a été transformée en petite suite. J’ai discuté avec les commerçants où il faisait ses courses dans le quartier. Je montrais une photo de lui à des personnes âgées notamment. Celles qui le reconnaissaient témoignaient. J’ai également rencontré des personnes qui l’avaient connu de très près : Georges Moustaki, son ex-épouse, Monique Chaumette, et d’autres personnes, qui ont été des témoins directs et dont les souvenirs ont servi à la reconstitution de ce récit biographique.

-Vous proposez aux lecteurs/trices une présentation inédite d’un auteur très apprécié. Certaines de vos descriptions sont très précises, comme si vous aviez assisté aux scènes que vous racontez. Quelle est la part de l’imagination dans ce récit ?

Je suis resté très fidèle à la restitution de sa vie parisienne, telle que les informateurs me l’ont racontée. Mais à certains moments du récit, je fais appel à l’imaginaire. Cela concerne, par exemple, son enfance en Egypte. Après m’être documenté sur ce pays à l’époque de son enfance, j’ai essayé d’imaginer le style de vie de la famille des Cossery. Il a été élevé dans un environnement familial où personne ne travaillait. Ses parents étaient plutôt aisés et le modèle familial avait en quelque sorte influencé son mode de vie. A. Cossery n’a presque jamais travaillé. Son roman Les Fainéants de la vallée fertile est autobiographique. Il met en scène toute une famille aisée dont les membres ne travaillent pas et passent leur temps à dormir. Pour la scène de sa mort, j’avais imaginé cet homme à l’agonie, qui, malgré sa fainéantise, cette nuit-là, a trouvé la force de se lever de son lit, de retirer le drap du matelas, de l’étendre par terre pour ensuite s’y allonger afin de mourir. C’est ainsi que je me suis représenté sa fin dans la chambre 78.

CouvCossery.jpg-Votre récit se décline sous forme d’un long texte que vous écrivez en employant le «vous». Le vouvoiement est-il un moyen pour marquer davantage la distinction qui caractérisait ce personnage énigmatique pour beaucoup ?

L’emploi du «vous» exprime l’idée d’intemporalité. C’est une manière de donner l’impression de la présence de Cossery, alors qu’il est absent au moment où j’écris le livre. En plus, comme je ne pouvais pas me permettre de le tutoyer, le «vous» était un moyen d’expression d’une distance avec le personnage pour lui témoigner mon respect et de lui rendre un hommage. Ce type de narration permet aux lecteurs/trices de lire la vie d’A. Cossery plutôt que son histoire de vie.

-Pourquoi n’a-t-il jamais rien écrit sur Paris ?

Le mystère demeure entier. Il a tellement su décrire avec précision le petit peuple du Caire, bien des années après avoir quitté l’Egypte, qu’on se demande pourquoi il n’a jamais mis à profit toute son expérience et ses observations pour écrire sur Paris et sur les personnages littéraires qu’il a connus, tels que Alberto Giacometti, Jean Genet, Albert Camus et bien d’autres personnalités. Cossery était partie intégrante du milieu littéraire et artistique de Saint-Germain-des-Prés à la belle époque. Il est vraiment dommage que nous ne possédions aucun témoignage de cet auteur. J’ai eu la chance d’interroger des personnes qui m’ont confié un tas de souvenirs que je restitue dans le livre.

-Si vous deviez présenter Albert Cossery en quelques mots, comment le définiriez-vous ?

Ma description du personnage est plutôt humaine que littéraire. Cossery a été décrit comme un «dandy altier», un «anarchiste mondain»… Mais il était un personnage très mystérieux qui n’était pas très prompt à la communication et à l’échange. Il était capable de rester assis des heures entières sur la banquette du Flore à ne rien faire. Et aux serveurs qui lui demandaient s’il ne s’ennuyait pas, il répondait : «Je ne m’ennuie jamais quand je suis avec Albert Cossery.» Il passait également son temps sur une chaise dans le jardin du Luxembourg et à Saint-Sulpice à regarder et à observer les passants, en particulier les jeunes filles. Il était très curieux et doté d’une espèce d’autosuffisance qui intriguait plus d’un. Pour ma part, j’ai le sentiment que Cossery était «un peu» un imposteur qui avait de l’intelligence, de l’humour et une grande distinction. Je crois bien qu’il a mené une existence de simulation et qu’il a souvent menti à lui-même et aux autres. Il jouait avec soi et avec la crédibilité, les faiblesses et la générosité des personnes qui l’entouraient.

-Quelles sont les caractéristiques typiquement cossériennes de ce personnage qui prend une allure mythique ?

J’ai beaucoup apprécié Les hommes oubliés de Dieu. Je me rappelle du passage qui met en scène une discussion entre un père et son fils qui lui demande pourquoi ont-ils été oubliés par Dieu et si cette situation allait durer longtemps. Le père répond que lorsque Dieu oublie quelqu’un, c’est pour toujours. Ce passage résume bien le titre du livre et les caractéristiques de l’univers cossérien. Dans Un complot de saltimbanques, les histoires que l’écrivain invente pour ridiculiser le pouvoir sont invraisemblables et dénotent une grande faculté d’inventer et de rendre les personnages vraiment crédibles. L’écriture cossérienne est photographique. Lorsqu’on lit ses histoires, on imagine avec précision et clarté les scènes, les lieux, les personnages. Il avait une très grande précision de l’écriture. Son talent littéraire réside dans sa capacité à marquer les esprits. Lorsqu’on lit les livres de Cossery, on ne les oublie pas ! N.A.

Frédéric Andrau, Monsieur Albert Cossery, une vie, Éditions de Corlevour, février 2013, 280 p.

884956_10151594856769374_892220510_o.jpgRepère :

 

Après avoir collaboré pendant une dizaine d’années à diverses publications de la presse écrite, Frédéric Andrau, qui vit entre la capitale française et le Berry, décide de se consacrer à l’écriture littéraire. Son, premier roman, «A fleur de peaux» (Le Sémaphore, 2005), qui balade des «personnages inattendus» entre Paris et New-York, signale déjà son souci d’originalité. Trois ans plus tard, il publie «Quelques jours avec Christine A.» (Plon, 2008) dont le personnage principal est fortement inspiré de l’écrivaine française Christine Angot. Avec «Monsieur Albert Cossery, une vie», il s’intéresse encore à un écrivain sous la forme du récit biographique. Fasciné par ce personnage atypique, d’origine égyptienne, qui a vécu plus de 50 ans dans une chambre d’hôtel parisienne, et y est mort en 2008, Fréderic Andrau a réussi à reconstituer sa vie avec un luxe de détails étonnants, puisés essentiellement dans des témoignages de proches et les archives de son éditeur. L’auteur reste pourtant lucide et va chercher dans sa biographie les «défauts » de son sujet dont le centième anniversaire de la naissance aura lieu en novembre prochain. Voir dans Arts & Lettres, El Watan, du samedi 2 février 2013, l’article «Les héros de l’oisiveté» de N. Agsous).

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