Emmanuel Berretta interviewe Pierre Ménat pour Le Point

Guerre en Ukraine : « Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle »

Pierre Ménat a été le conseiller Europe du président Jacques Chirac, ambassadeur en Pologne, en Roumanie, en Tunisie et aux Pays-Bas. Il publie L’Union européenne et la guerre (éditions Pepper-L’Harmattan, 140 pages, 15 euros), une réflexion sur les forces et les faiblesses qui apparaissent en Europe après un an de conflit en Ukraine. Le moment de la défense européenne est-il advenu ? Les réponses de Pierre Ménat.

Le Point : Un an après le début des hostilités, tout le monde s’accorde à dire que la guerre en Ukraine sera longue. Est-elle de nature, à la longue, à renforcer l’UE ou à la briser ?

Pierre Ménat : «  Briser » est un terme trop fort. En dépit de tensions internes fortes, l’UE a fait preuve d’unité : condamnation de l’agression, sanctions à l’unanimité, aides à l’Ukraine de toute nature, réduction de ses dépendances à la Russie et quelques pas timides en faveur du renforcement de sa sécurité.

Mais si vous me demandez si l’UE est renforcée par la guerre, je ne le crois pas. Parce que cette guerre a surtout été l’occasion d’un grand retour des États-Unis sur le théâtre de la sécurité européenne, théâtre qu’ils avaient déserté avec Trump.

Les débuts du mandat de Biden avaient été aussi marqués par le retrait des États-Unis d’Afghanistan, ce qui avait affaibli leur crédibilité. L’affaire de l’Ukraine permet à Washington de réinvestir en Europe et de revitaliser l’Otan qui, depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et les insurrections au Donbass, s’était quand même préparée en renforçant sa présence dans les pays de l’Est.

Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, tient des discours martiaux sur le même ton que Joe Biden vis-à-vis de Poutine. Est-elle, selon vous, dans son rôle ?

Je crois qu’Ursula von der Leyen sort un peu de son rôle. Si on s’en tient aux institutions, ce devrait être l’affaire du haut représentant, Josep Borrell, en charge de la politique extérieure et de sécurité. Mais les institutions européennes sont compliquées et ce haut représentant est aussi vice-président de la Commission… En tant que présidente de la Commission, Mme von der Leyen a donc un rôle à jouer, mais quand elle se prononce sur la Russie qualifiée d’État terroriste, quand elle parle de punir les crimes de guerre, elle n’est pas tout à fait dans son rôle.

Nous sommes au 10e paquet de sanctions. Dans l’histoire des relations internationales, les sanctions économiques sont-elles un instrument pertinent ?

On ne peut pas répondre de manière absolue. Les sanctions ont un effet, mais pas autant que souhaité. La Société des Nations, qui avait été créée après la Première Guerre mondiale, prévoyait, elle aussi, un régime de sanctions. Dans le livre, je reprends une citation de John Maynard Keynes qui, après la Première Guerre mondiale, avait dit que ce n’était pas une bonne chose. Il estimait que ces sanctions pouvaient être interprétées comme des actes de guerre alors que ce qui compte, c’est l’aide aux pays agressés, ce qui relève de la légitime défense. C’est encore en partie vrai.

D’abord, ces sanctions ne sont pas obligatoires au niveau international. Il ne peut y avoir de décision de l’ONU compte tenu du veto russe. De facto, le contournement des sanctions, ça n’existe pas. Il y a 34 pays sur 200 qui ont adopté ces sanctions. Bien sûr, parmi ces 34 pays, on retrouve des poids lourds économiques, donc ces sanctions pèsent. Mais pas autant que voulu. La Russie a bien résisté. Elle n’a enregistré qu’une récession de 2,3 % en 2022, selon les chiffres du FMI, une source indépendante. Elle aura une croissance en 2023 comprise entre 0,3 et 0,5 %, c’est-à-dire à peu près la même que la nôtre.

La Russie s’est adaptée aux sanctions depuis 2014, notamment en développant sa production agricole. Depuis le début de la guerre, elle a diversifié ses clients en termes d’hydrocarbures en se tournant vers la Chine, l’Inde qui représentent, à eux deux, 3 milliards d’habitants. Certes, elle a dû casser ses prix, mais elle a trouvé de nouveaux débouchés.

Toutefois, la Russie est dépendante de l’Europe sur des segments comme les semi-conducteurs, qui peuvent servir à l’armement. En tout cas, ça ne semble pas conduire Poutine à renoncer à ses ambitions.

Emmanuel Macron a été très critiqué à l’Est, par les Polonais et les Baltes, pour avoir laissé ouverte la possibilité d’une négociation à venir avec la Russie. La France devait-elle, au nom de la cohésion de l’UE, rester alignée sur les positions radicales de la Pologne ?

C’est une question de timing, de temporalité. Dans les mois qui viennent de s’écouler, on n’a pas aperçu de possibilité de paix. Aucune ouverture des négociations n’est apparue, qu’il faut distinguer du résultat des négociations. Aucune perspective n’est apparue sur ces deux aspects. Le seul moment où les parties ont négocié, c’était au début de la guerre, sous l’égide de la Turquie.

Personne n’a de boule de cristal, mais ce conflit n’aura probablement pas de solution proprement militaire. Donc, une négociation aura lieu un jour. Quand ? On ne sait pas. À la fin du printemps ou à l’été, quand chacun aura compris que les positions n’ont guère bougé, est-ce que, de guerre lasse, les parties en viendront à négocier ?

Je trouve que l’Union européenne, tout en adoptant des sanctions, tout en aidant militairement l’Ukraine, tout en exprimant sa solidarité, tout en réduisant sa dépendance à l’égard de la Russie, serait dans son rôle si, le moment venu, elle était le cadre de ces négociations de paix. Le problème, c’est que les parties n’en veulent pas et, au sein de l’UE, il y a un certain nombre de pays qui font pencher la balance dans ce sens. Et c’est regrettable.

La politique européenne de défense est-elle largement enterrée par le retour du rôle défensif de l’Otan ?

Mais on a jamais vraiment commencé ! L’Europe de la Défense existe dans les articles 42 à 47 du traité et a été conçue pour avoir une capacité opérationnelle, des institutions propres et un marché commun de l’armement. Les noms ont changé à travers le temps. Maintenant, on parle de « Politique de sécurité et de défense commune » (PSCD). Mais ce système est assez verrouillé et ne permet pas de passer à une défense européenne du fait de la règle de l’unanimité.

Dans la période de 2016-2020, avec Donald Trump à Washington, l’Europe, inquiète, a commencé à y réfléchir sérieusement. Mais la guerre en Ukraine a démontré que l’Otan est opérationnelle et que l’Europe ne l’était pas.

Même la coopération structurée permanente dans ce domaine, qui devrait être plus souple, ne permet pas de déboucher sur une Défense européenne à proprement parler. Ma proposition serait, si on en avait la volonté, de passer un traité dans le traité avec seulement les États volontaires. Mais aujourd’hui, à part la France et quelques autres, je ne vois pas qui pourrait prendre cette initiative…

La « facilité européenne pour la paix » permet le financement de la guerre en Ukraine. À qui cela profite-t-il ?

La facilité européenne pour la paix est modeste. Il s’agit d’une enveloppe financière de 5,6 milliards sur sept ans qui dépend du haut représentant, Josep Borrell. Elle est financée par un budget ad hoc et les contributions des États membres ne sont pas les mêmes que pour le budget général de l’UE. C’est une contribution à hauteur du PNB. Donc l’Allemagne contribue pour 24 %, la France 18 % et ainsi de suite… Ce fonds permet ainsi de rembourser les factures des États membres qui arment l’Ukraine. C’est surtout un mécanisme de solidarité puisque, par exemple, la Pologne, qui livre beaucoup d’armes à l’Ukraine, ne contribue qu’à hauteur de 3 %. La Pologne va être bénéficiaire. La France, en revanche, comme l’Allemagne sont fortement déficitaires sur ce fonds.

Vous qui avez travaillé avec Jacques Chirac sur les questions européennes, êtes-vous capable de dire ce qu’il aurait fait dans cette affaire ?

Il aurait essayé de travailler un peu plus en amont. Une fois que Poutine a décidé cette opération, il n’aurait pas pu faire grand-chose de plus. Mais il aurait anticipé. Jacques Chirac disait déjà à l’époque qu’il ne faut pas humilier la Russie. Mais le contexte était différent, dans les années 1990. Il le disait très souvent en privé, pas en public.

Jacques Chirac parlait russe. Dans ses jeunes années, il avait traduit Eugène Onéguine, le grand roman en vers de Pouchkine. Il avait d’excellentes relations avec Eltsine. Avec Poutine, ça avait mal commencé. D’abord, Poutine avait un tropisme allemand plus fort, du fait de son passé à Dresde au KGB. Poutine s’est naturellement tourné vers Gerhard Schröder. Poutine ne connaissait pas la France alors que Chirac était un bon connaisseur de la Russie.

Chirac avait pris des positions sévères sur la guerre menée en Tchétchénie par Poutine. Il trouvait que les Russes avaient exagéré. Et puis, ensuite, quand les Américains ont voulu attaquer l’Irak, les relations avec Poutine se sont réchauffées. Et ils sont restés en étroits contacts.

Donc, qu’est-ce qu’il aurait pu faire ? Il y a eu cette période assez longue du Covid pendant laquelle il n’y a pas eu de contact avec Poutine. On l’oublie un peu parce que le temps a passé vite. Mais avant, on était dans une autre ambiance. Poutine était présent à l’enterrement de Jacques Chirac le 30 septembre 2019. À l’été 2019, le président Macron avait lancé une initiative avec l’invitation de Poutine à Brégançon. Ensuite, avec le Covid, on a perdu le fil… Il aurait fallu utiliser cette période 2020-2022 durant laquelle Poutine s’est refermé sur lui-même pour agir. Est-ce que ça aurait été suffisant ? Je ne sais pas.

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Pierre Ménat a été conseiller du président Jacques Chirac, ambassadeur de France en Roumanie, en Pologne, en Tunisie et aux Pays-Bas, ainsi que directeur Europe au ministère des Affaires étrangères.

« L’Union européenne et la guerre » de Pierre Ménat est publié chez L’Harmattan.

Kernews : Votre analyse sur le rôle de la France face à la Russie n’est ni celle d’un pacifiste, ni celle d’un belliqueux. Elle s’inscrit dans la lignée des positions de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin…

Pierre Ménat : Je suis un Européen convaincu, mais il est vrai que dans cette guerre l’Europe est face à son antithèse, puisqu’elle a été créée pour maintenir la paix, or maintenant elle est confrontée à la guerre sur son continent. La plupart des pays de l’Union européenne sont membres de l’OTAN et cela pose un problème, puisque c’est une organisation qui dépend très étroitement des États-Unis. L’Union européenne doit affirmer ses valeurs, mais elle doit aussi affirmer son attachement à la paix. Dans cette guerre, il y a un agresseur, la Russie, c’est indéniable. Mais, à terme, l’Union européenne devra établir des relations avec la Russie.

Ne faut-il pas se méfier des mots ? Certes, la Russie a agressé l’Ukraine en 2022, de la même manière que l’Irak a agressé le Koweït en 1991. Or, chaque fois que l’on remonte le temps, on s’aperçoit qu’il y a des explications et que les agressions ne sont jamais perpétrées sans raison…

Vous avez raison, il faut toujours analyser les origines. Les opérations armées de 2022 ont été engagées par la Russie qui a violé le droit international – je remonte à l’origine du problème – lorsque le gouvernement ukrainien de 2014 a fait le choix de se dissocier de la Russie. Cela a posé le problème de l’annexion de la Crimée, qui était un acte contraire au droit international, puis la question du Donbass, avec une guerre qui a commencé aussi en 2014, en raison de cette lutte entre les russophones et le gouvernement ukrainien. Cette guerre est effectivement à l’origine du problème.

Vous évoquez le droit international, mais en 2003, malgré l’opposition du Conseil de sécurité, les États-Unis ont agressé l’Irak…

Vous avez tout à fait raison, c’est un fait. En 1991, il y a eu une résolution du Conseil de sécurité, mais en 2003 c’était totalement différent. D’ailleurs, c’est un argument qui est utilisé par Poutine. C’est de bonne guerre… Il y a aussi le cas du Kosovo. Les Occidentaux sont souvent intervenus sur des théâtres d’opérations sans l’approbation du Conseil de sécurité de l’ONU. Mais on ne peut pas faire valoir les turpitudes des autres pour justifier sa propre turpitude. Effectivement, cela affaiblit la position de certains et cela renforce la position de la France, du moins dans l’affaire de l’Irak de 2003, grâce à la position du président Chirac qui a réprouvé l’action des États-Unis en Irak. 

Vous abordez aussi la question des sanctions. On observe qu’elles sont toujours inefficaces : on l’avait vu en Irak et cela se vérifie maintenant vis-à-vis de la Russie…

Il y a une différence majeure, car les sanctions contre l’Irak étaient décidées par le Conseil de sécurité de l’ONU. Elles ont été contournées, mais elles étaient obligatoires. La différence, cette fois-ci, c’est que nous avons des sanctions qui ont été adoptées par seulement 34 pays, certes des pays importants, mais ces sanctions ne sont pas obligatoires. Donc, vous avez raison, la Russie arrive à s’en sortir. La Russie est quand même affectée par certaines de ces sanctions. On constate que la récession n’est que de 2,3 % en 2022, ce qui est beaucoup moins que ce qui avait été prévu et, en 2023, la Russie connaîtra une croissance positive. C’est le FMI qui dit cela. La Russie a trouvé des débouchés pour ses hydrocarbures auprès de la Chine et de l’Inde. Donc, il est vrai que les sanctions n’ont qu’un effet limité.

La sémantique n’est jamais neutre : n’y-a-t-il pas une forme de mépris occidental lorsque l’on dit que les sanctions sont décrétées par des pays importants, en considérant ainsi comme accessoires notamment le Brésil, le monde arabe, l’Afrique, l’Inde ou la Chine…

Les pays qui appliquent les sanctions contre la Russie représentent à peu près un milliard d’habitants, alors que la planète vient de dépasser les huit milliards d’habitants. Donc, vous avez raison, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, la Chine et l’Inde n’appliquent pas les sanctions. Maintenant, si vous prenez le critère du produit intérieur brut, les pays qui appliquent les sanctions représentent une proportion très importante de l’économie mondiale. Mais, le point majeur, c’est que ces sanctions n’ont pas été décidées par le Conseil de sécurité : donc, la Russie est libre de s’approvisionner auprès de ceux qui veulent l’approvisionner. D’ailleurs, les pays qui n’appliquent pas les sanctions contre la Russie ne contreviennent absolument pas aux lois internationales, puisqu’ils ont le droit de le faire. La Chine est la deuxième puissance économique du monde. Donc, les Occidentaux vont avoir un problème s’ils veulent continuer de rester entre eux, il ne leur sera plus possible de décider de telles mesures universelles.

N’est-il pas trop tard pour penser à l’Europe, puisque les pays sont surendettés, avec une population qui n’a plus vraiment envie de travailler ?

La souveraineté européenne a-t-elle un sens ? La souveraineté européenne peut-elle exister ? Cela dépend des domaines. Dans le domaine de la concurrence et du marché intérieur, c’est-à-dire le cœur de métier de l’Union européenne, cela a du sens, puisque nous avons un marché unique de 500 millions d’habitants. Dans ce domaine, l’Union européenne conserve tout son sens, comme pour la monnaie. Le quoiqu’il en coûte a quand même été financé par la Banque centrale européenne…

L’État vient maintenant récupérer l’argent…

Oui, mais on n’aurait pas pu passer ce cap sans la BCE. La croissance a été assez forte, il ne faut pas oublier tout cela. Tout cela n’aurait pas été possible sans la monnaie unique. Après, sur la question des migrations, il faut faire un effort. Nous avons des règles avec Schengen et, à partir du moment où vous avez un espace de circulation, il vaut mieux le contrôler avec des règles communes en matière d’asile et d’immigration. Sur les affaires étrangères, effectivement, nous devons progresser. La France est un membre permanent du Conseil de sécurité, avec une défense autonome, mais nous ne pouvons pas consentir à tous les efforts budgétaires nécessaires pour avoir une suffisance. Donc, nous n’avons pas le choix : soit nous dépendons de l’OTAN, donc des États-Unis, comme c’est le cas aujourd’hui, soit nous arrivons à construire une identité européenne.

Les États-Unis sont nos alliés historiques depuis leur création, mais vous concevez une relation équilibrée, alors que dans la mentalité américaine, le raisonnement n’est pas le même : si vous n’êtes pas avec nous à 100 %, c’est que vous êtes contre nous… Comment évoluer face à cela ?

Les États-Unis demeurent la première puissance mondiale. Ils dominent sur le plan économique et militaire, la Russie est très loin derrière. Sur le plan juridique, ils peuvent imposer aux autres des lois extraterritoriales. Ils imposent des contraintes aux entreprises qui utilisent le dollar. Ils ont les GAFAM et une influence culturelle majeure. Le point de vue des États-Unis, effectivement, c’est que nous devons les suivre à 100 %, sinon nous n’avons plus d’avenir. Nous ne pouvons pas accepter cela pour une raison très simple : tout simplement parce que nous n’avons pas les mêmes intérêts stratégiques et économiques. Ils ont adopté un programme massif de soutien aux entreprises américaines de plusieurs centaines de milliards. On doit pouvoir faire cela au niveau européen et nous devons nous affranchir de cette idée selon laquelle il faut toujours respecter la concurrence, tout simplement parce que les Américains ne la respectent pas. Sur le plan stratégique, ils sont maintenant tournés vers l’Asie. Leur premier sujet, c’est la Chine, alors que nous avons nos propres intérêts. Nous sommes déformés par cette situation de guerre, puisque les États-Unis fournissent la plus grosse aide à l’Ukraine. Cela doit nous conduire à considérer que l’Union européenne doit aussi avoir sa propre voix.

Vous souhaitez qu’une réaction s’engage sur nos futures relations avec la Russie, qu’elle soit dirigée ou non par Vladimir Poutine. Comment retrouver une situation apaisée, alors que l’on est encore au stade de l’interdiction des artistes ou des sportifs russes ? 

Je suis totalement opposé à ce type de mesures, comme les sanctions sportives ou culturelles, cela n’apporte rien. En plus, cela contribue à souder davantage les Russes autour de leur président. On peut discuter des sanctions économiques, elles se conçoivent, mais pas les interdictions de visas ou les sanctions sportives. Il est évident que l’avenir des relations entre l’Union européenne et la Russie dépendra de l’issue de la guerre d’Ukraine. Nous devons contribuer à la fin de ce conflit, ce n’est pas facile, mais l’Europe peut jouer un rôle…

N’est-ce pas la Chine, la Turquie ou Israël qui peuvent jouer un rôle dans ce domaine ?

La Chine certainement, la Turquie peut-être, Israël je ne sais pas. Le jour où il y aura des discussions de paix, car toute guerre finit par se terminer, il y aura un groupe de pays qui contribuera aux négociations, il y aura forcément la Chine et les États-Unis, et il est souhaitable qu’il y ait l’Union européenne, puisque nous sommes un partenaire économique de la Russie. Il faudra bien définir de nouvelles relations avec la Russie, puisqu’elles étaient déjà au plus bas avant la guerre. Donc, nous devons travailler sur plusieurs directions. Ne soyons pas naïfs, il faut s’arranger pour ne pas être dépendants des États-Unis et de la Russie. Donc, nous devons diversifier nos approvisionnements et nous devons aussi œuvrer avec les voisins de la Russie. Pour la Russie elle-même, ce ne sera pas facile, mais nous n’avons pas le choix. Il faudra rebâtir des relations et aussi une architecture européenne de sécurité. La Russie n’avait pas totalement tort de dire que cette architecture européenne de sécurité était fragile. Après l’effondrement du Mur de Berlin, nous n’avons pas suffisamment réfléchi à cette architecture européenne de sécurité. L’OTAN s’est élargie sans limites, il faudra démontrer que ce n’est pas incompatible avec la sécurité de la Russie.

La France n’a rien fait lorsqu’elle était un acteur majeur du groupe de Minsk sur les Balkans, ce qui fait que le conflit a été résolu militairement l’année dernière… La France peut-elle encore être crédible pour figurer dans un nouveau groupe ? 

Il ne faut pas sous-estimer la France. Nous avons un rôle reconnu à l’ONU mais, dans la résolution de ce conflit, la France ne pourra pas y arriver seule puisque l’Union européenne a adopté un certain nombre de mesures. Comme vous le disiez justement, il y a des divergences au sein de l’Union européenne, avec des pays comme la Pologne, et aussi les Pays Baltes qui sont très méfiants à l’égard de la Russie, on les comprend. Nous avons raté une occasion avec la Yougoslavie, car l’Union européenne n’a pas su régler ce problème. Aujourd’hui, avec l’Ukraine, nous retrouvons ce travers. Il n’est jamais trop tard, car je pense que l’Union européenne a un rôle à jouer dans le monde, notamment parce que c’est une zone de prospérité, mais aussi parce que nous avons une certaine exemplarité en matière écologique. Il y a également un rayonnement intellectuel et civilisationnel que nous devons retrouver. Pour cela, nous devons retrouver une autre voie et c’est pour cela que je propose une union politique et de sécurité comme l’avait suggéré le général de Gaulle avec le plan Fouchet.

Oui, mais c’était un échec…

 Effectivement, parce que nos partenaires exigeaient que cette union soit ralliée à l’OTAN. C’était déjà le débat en 1961. Le problème est le même aujourd’hui, mais dans un monde complètement différent. Dans les années 60, il y avait deux blocs qui s’affrontaient. Aujourd’hui, il y a la Chine et l’Inde, mais aussi l’Europe qui doit exister. C’est une question vitale. Sinon, nos civilisations seront affaiblies.

Pierre Ménat sur LCI le 8/03/23 chez Bénédicte Le Châtelier

« un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes » sur Pierre Ménat « L’Union européenne et la guerre »

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre

L’ambassadeur de France honoraire qui fut en poste en Europe centrale et conseiller du président Chirac, livre un essai tout récent sur les événements en cours. C’est une analyse classique, un exposé Science Po ancien style en trois parties et dix chapitres qui rappellent l’histoire, font le point et livrent des hypothèses. Dans six mois il sera probablement obsolète mais a le mérite de fixer la situation de l’Union européenne dans ce qui survient avec l’agression de Poutine sur l’Ukraine, pays souverain.

La première partie analyse « la guerre d’Ukraine, l’Europe et le monde ».

La guerre d’Ukraine était-elle évitable ? L’auteur croit que la diplomatie, à condition qu’elle fût plus nette et plus ferme, aurait pu éviter un conflit armé. L’exemple du président Sarkozy dans l’affaire de Géorgie n’a pas été renouvelé, la faute aux complexités du processus de consensus et de décision à 27. Les prétextes de Poutine pour déclencher la guerre sont inexacts, et l’auteur de rappeler « les trois memoranda de Budapest » (p.18) du 5 décembre 1994 qui prévoient la remise des armes nucléaires de l’Ukraine à la Russie, à condition de respecter l’intégrité territoriale et les frontières. Ces memoranda sont signés de la Russie, des États-Unis et du Royaume-Uni. Poutine s’assied carrément dessus en 2014 puis en 2022. De même sur l’élargissement de l’Otan, que Poutine n’a pas contesté en 2004, après ceux approuvés par Eltsine en 1997. Pour la Crimée en 2014, « à l’époque, la démarche russe est surtout préservatrice de ses intérêts commerciaux. Un dialogue aurait pu s’ébaucher entre Bruxelles et Moscou » p.21 Depuis, l’objectif de promenade de santé de Poutine pour établir un gouvernement prorusse en Ukraine, est devenu, avec la résistance ukrainienne, un antagonisme viscéral et désormais assumé contre l’Occident. « L’utilisation du mot nazi, la référence aux ‘drogués’ sont des codes idéologiques qui participent à la diabolisation de l’Occident. Un Occident qui, désormais,, est le véritable ennemi de la Russie. L’Ukraine doit être punie car elle a voulu se couper de sa patrie naturelle, a choisi le modèle de la démocratie libérale et a aspiré à s’arrimer à l’Occident » p.31. Dès lors, la guerre était inévitable, en attendant l’escalade avec l’Otan, puis l’éventuel recours au nucléaire.

De plus, l’Europe est partagée entre unité et fractures, l’unité face aux aléas du monde, dont la crise financière, la crise climatique, la crise pandémique, la crise ukrainienne, la crise énergétique, la crise inflationniste… et les fractures du populisme et des petits intérêts nationaux mal compris. Le « couple » franco-allemand (dont les Allemands contestent l’image) bat de l’aile avec deux présidents affaiblis, Macron pour son dernier mandat sans majorité absolue et Scholz à la tête d’une coalition hétéroclite. La France a perdu de sa puissance avec son déclin industriel et ses revers diplomatiques en Afrique, et l’Allemagne voit remise en cause ses liens énergétiques avec la Russie et industriels avec la Chine post-Covid. Alors, « quelle place pour l’UE dans l’ordre international de 2023 ? » : bien faible. Ce sont les États-Unis ou rien. Pourtant, l’UE a des relations commerciales dont la rupture ferait mal à la Chine si elle était sanctionnée pour avoir agressé Taïwan… Encore faudrait-il le vouloir.

L’auteur donne quatre missions à l’UE : 1/ « valoriser son statut de principale zone de prospérité dans le monde », 2/ « mieux gérer la contribution européenne au défi écologique » (ce jargon bruxellois vise la décarbonation), 3/ « retrouver son rayonnement scientifique et intellectuel » (qui ne va pas sans financements, l’exemple du vaccin anti-Covid le prouve, découvert en Allemagne, exploité aux États-Unis sous gestion d’un Français), 4/ « disposer d’instruments plus robustes (…) marché, commerce, monnaie, agriculture – peuvent être mieux gérés » (par qui ? comment?) p.65. Tout cela apparaît un peu comme des vœux pieux à long terme qui ont peu d’effet sur la conjoncture analysée dans cet essai immédiat.

La seconde partie s’interroge : « sommes-nous entrés en économie de guerre ? »

La politique de sanctions est partiellement efficace mais a subi les retards et tergiversations des petits intérêts nationaux ou sociaux. Elle ne mettra pas fin à la guerre ni ne fera reculer Poutine, apparemment devenu psychorigide et persuadé d’avoir raison à lui tout seul.

L’énergie est une arme de guerre mais aussi un « passeport écologique », sans que ce terme recouvre grand-chose – disons qu’il peut permettre d’accentuer la transition vers d’autres énergies que celles vendues par la Russie, mais avec quel financement et à quelle échéance ? Le paquet européen pour 2030 semble bien pusillanime, même s’il a le mérite de faire un premier pas avec « l’ajustement du carbone aux frontières » p. 82. Mais la pénurie d’électricité de cet hiver (pas encore fini…) montre combien la politique de sanctions envers le pétrole et le gaz russe a fait naître des problèmes internes aux États en fonction de leur mix-énergétique : la ressource devient une arme de guerre.

La troisième partie analyse « l’avenir de l’Union européenne dans un environnement conflictuel ».

La Défense a repris de l’avenir dans les discussions européennes, souvent l’écho assourdi de celles des cafés du commerce. Les soi-disant « dividendes de la paix » n’étaient que des naïvetés entretenues par la propagande soviétique à l’usage des pacifistes hippies, puis par la propagande russe à destination des mêmes, embourgeoisés devenus écologistes. Une « boussole stratégique » a été mise en place fin 2022 par l’UE avec listage des menaces, augmentation des budgets et – surtout – objectifs industriels. Cela conduit surtout à renforcer l’Otan, qui s’est réveillé brutalement de sa mort cérébrale sous l’électrochoc asséné par le Dr Poutine. Malgré cela, peut-on faire toujours confiance aux États-Unis ? La période Trump a montré que non, une défense proprement européenne en complément paraît faire son chemin lentement dans les esprits. La politique des petits pas prévaudra sans doute, alors que des accords plus contraignants entre certains États sont possibles – mais voulus par qui ?

Le défi migratoire demeure, car l’islamisme ne s’est pas arrêté avec la guerre et la Russie conquérante déstabilise chaque jour un peu plus les pays d’émigration au Proche-Orient et en Afrique. Quant aux Ukrainiens qui ont fui la guerre en masse, et les quelques Russes jeunes et éduqués qui en font autant à bas bruit, il s’agit de les accueillir, donc de trouver « un système multicritère » d’accueil européen et « d’accords de gestion des flux migratoires » avec les pays tiers p.109. Vastes discussions à venir, qui vont accoucher… de quoi ? Et quand ?

Le risque de l’élargissement de l’UE demeure, les « petits » pays candidats de la mosaïque balkanique ayant chacun une histoire différente et des institutions à refaire. Les élargissements précédents ont été mal préparés, allant même jusqu’au « laxisme » p.113 à propos de la candidature de la Turquie. Un élargissement à 36 membres « limiterait rapidement à une zone de libre-échange accompagnée d’une caisse de solidarité », dit joliment l’auteur p.116. Quant à la Turquie, « une population de 86 millions d’habitants lui assurerait la première place en nombre de voix au Conseil, tandis que son faible niveau de développement garantirait à Ankara l’octroi de subventions de l’ordre de 25 milliards d’euros par an. Très difficile à constituer, la cohésion et l’identité européennes seraient mises à mal » p.118. Quant à l’Ukraine, l’ampleur des besoins seraient du même ordre pour sa reconstruction et augmenterait l’influence de l’Allemagne dans l’UE.

« Une longue guerre de position semble s’engager, dès lors qu’une victoire de l’un des deux camps est improbable » p.123. Les relations futures de l’UE et de la Russie, une fois la guerre terminée ? Cinq principes ont été définis en 2016 par Mme Mogherini : 1/ strict respect des accords de Minsk, 2/ relations renforcées avec les partenaires orientaux de l’UE (Ukraine, Moldavie, Asie centrale), 3/ renforcement de la résilience UE dans l’énergie et les cyberattaques, 4/ coopération sélective avec la Russie (ayant une valeur ajoutée pour l’UE et pas seulement pour les États), 5/ soutien aux contacts entre personnes (acteurs, universitaires, scientifiques, groupes démocratiques). La suite a eu lieu sous Macron dès 2019 sur la sécurité, les défis communs UE-Russie, les conflits régionaux, les principes et valeurs. L’Otan a méprisé, les pays de l’Est ont été réticents, l’Allemagne et l’Italie assez d’accord (à l’époque). Ces initiatives pourraient être remises sur la table en montrant combien Moscou a peu à gagner avec le concept d’Eurasie où une immense Chine avalerait tout cru la démographiquement étique Russie.

Qui peut incarner la souveraineté européenne ? Là, vaste débat. Dans le maquis des institutions toutes plus obscures les unes que les autres pour le grand public afin de savoir qui fait quoi, il faudrait clarifier nettement – et rapidement – entre « la souveraineté partagée » p.132, la « gouvernance » p.133, « l’espace intérieur de sécurité et de justice » p.134, « affaires étrangères et défense » p.134. La bordélisation des instances de décision de l’UE, pour reprendre un thème à la mode, et la ligne politique sur le plus petit dénominateur commun n’ont pas abouti à grand-chose. D’où l’exigence d’un nouveau traité – pour les États qui souhaitent approfondir. Mais lesquels ? Cet essai pose plus de question qu’il n’en résout.

La conclusion de toutes ces réflexions est donnée dans l’introduction : « Une guerre mondiale n’est pas certaine. Mais ses ingrédients sont en place : l’exacerbation des nationalismes, l’évocation de l’emploi d’armes nucléaires, la formation de nouvelles alliances antagonistes » p.14. Voilà qui est dit.

Au total, un court essai qui fait le point, utilement, sur l’état des lieux européens face au défi de la guerre à nos portes.

Pierre Ménat, L’Union européenne et la guerre, 2023, éditions Pepper L’Harmattan, 142 pages, €15,00

Les essais – et le roman – de Pierre Ménat déjà chroniqués sur ce blog

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