Pandemic 4 « La nouvelle bourse » par Frederika Abbate

PANDEMIC 4
La nouvelle bourse

Chaque soir il égrène une longue série de nombres, debout, imperturbable, derrière un pupitre, endossant un costume qui semble un peu étroit aux entournures. Il énumère les nombres, accompagnés de lieux, d’une voix un peu neutre mais appuyée tout de même à certains moments pour que, sans que les consciences s’en rendent compte, quelque chose s’inscrive dans les esprits noir sur blanc. Que la mort rôde partout et qu’il suffit de se priver de liberté pour en être épargné. Sentence qui pourrait passer pour un vœu pieux s’il ne s’agissait d’une pure et simple flagornerie. Certains soirs, il profère aussi des promesses, des trains par exemple pour transporter des malades, des masques, des tests. Là, son ton devient emphatique, on croit même qu’il va s’envoler. Sous ses dehors de vautour, ou d’un quelconque oiseau rapace qui mange les morts, perce sa technicité toute professionnelle. Ne pourrait-il pas s’imaginer facilement, son crâne chauve recouvert de la coiffe pour cacher l’actant de l’acte odieux abhorré, donnant la mort en mettant en branle la guillotine  ? C’est évident qu’il fait plutôt penser à un bourreau.

Ces nombres qui s’égrènent, est-ce une nouvelle bourse  ? Car c’est bien le cours de la bourse qui aligne des nombres accompagnés de noms. Elle est en hausse, disait-on, elle est en baisse… Hier soir, il a même employé le verbe «  se solder  », pour déduire l’argent qui rentre de celui qui sort ou bien l’inverse  ? Non, ce n’était pas d’argent dont il s’agissait. Mais des personnes malades entrées à l’hôpital sur leurs deux jambes, ou à peu près, et des personnes qui en sont sorties à jamais allongées, direction la morgue. On fait l’opération mathématique et il en sort le verbe «  se solder  ». Là du moins, c’est clair.

Avant, les malfaisances se cachaient. Plus maintenant. Elles se produisent impunément. Elles sont même érigées en valeur. C’est pourquoi il est légitime de ne pas croire la porte-parole d’un gouvernement qui, lors de sa nomination, annonça qu’elle mentirait. Là, ce fut la dernière fois qu’elle disait la vérité. On peut étendre cette façon de faire à tous ses acolytes. Bientôt, on ne pourra plus s’en plaindre, c’est leur métier.

Des tests, des masques, des tests, des masques, c’est une véritable litanie… Où a-t-on vu un pays qui, par ailleurs donne des leçons de civilité à tout le monde, incapable de produire le nécessaire pour sa population  ? Où a-t-on vu une pharmacienne, transpirant tellement elle était gênée devant l’homme qui la suppliait de lui de commander des masques, sa femme étant malade et qui ne comprenait pas que cela était impossible, finir par lui dire qu’on avait envoyé les masques dont on disposait à la Chine  ? La France, pays du luxe. Certes, mais pas le luxe de faire mourir.

Hier soir, le bourreau-vautour a eu une pensée émue envers les confinés. Cela, dit-il, les empêche de voir leurs proches, cela bouscule leurs habitudes. Comme si cela n’était embarrassant que pour les habitus et le confort. On ne va tout de même pas se plaindre parce qu’on ne peut pas aller prendre le soleil, faire du sport, aller au cinéma ou au restaurant. En n’évoquant que cela, il nous traite d’enfants gâtés. Ce qu’il omet de mentionner, dans sa liste des inconvénients du confinement, ce sont les gens qui ne peuvent pas travailler, tous les commerces, restaurants, femmes de ménages, etc. Ils ne vivent pas de l’air du temps, l’aurait-il oublié  ? Et ce sont les plus vulnérables qui vont trinquer. Le confinement n’est pas embarrassant juste au niveau des habitudes. Mais cela, bien sûr, il se garde bien d’en parler. La catastrophe a pris toute son ampleur de catastrophe juste par laisser-aller, par la bêtise de la soumission à l’idéologie, la sacro-sainte valeur du libéralisme qui est le laisser-faire. Tout doit être ouvert, transparent et couler à flots. On ne doit pas se protéger, c’est mal. Pourquoi est-ce mal  ? Sinon pour garder toujours active la disponibilité à être soit marchandise soi-même soit consommateur  ? Il faut que ça circule continuellement et de toutes parts. Le résultat, c’est l’enfermement individuel. Piètre résultat en vérité. C’est d’une logique implacable. Chacun a commencé par se dénoncer soi-même, en se réduisant à sa sexualité, en devant proclamer «  je suis hétéro  », «  je suis homo  », je suis «  trans »… Et comme ça, tout le monde surveille tout le monde, on se fiche soi-même et pour le reste aussi. Maintenant, comme l’état a été incapable de protéger les populations, c’est chaque individu qui doit le faire pour lui-même. Les frontières, ce sont les murs des appartements…

Je ne sors plus, non pas parce que c’est interdit. Une heure par jour, d’ailleurs, j’ai le droit. Je ne sors plus parce que je ne supporte pas de me comporter à la fois comme une qui fuit les pestiférés et une qui peut être aussi considérée comme telle. Je ne sors plus parce que je ne supporte pas de devoir éviter les gens, de ne pas rêver, penser, observer la vie comme je le faisais toujours, et de devoir épier pour voir s’il n’y a pas des gens aux alentours. Il y en a aussi qui s’en fichent, et qui me foncent dessus. Ils sont tous des fusils potentiels. Alors je me mets à les haïr. Je ne veux pas haïr parce que je n’ai pas été mise au monde pour faire le jeu du pouvoir. Car par cette haine insidieuse, le pouvoir peut obtenir ce qu’il désire depuis toujours. L’individualisme effréné. Que les gens ne puissent plus s’unir pour s’en défendre. Ainsi, il pourra plus facilement encore les dominer. On ne ferme pas les frontières, elles sont individualisées. Or, Hannah Arendt l’a appris à ceux qui ont des yeux et des oreilles pour voir et entendre  : l’atomisation totale des individus et l’abolition des états-nations, c’est ce que veut le totalitarisme.

9 avril 2020 – 24ème jour de «  confinement  » quand les humains ne sont plus que de nombres.

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